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reconquête des énergies abandonnées

tous à l’avoir matériel et intellectuel de l’humanité, il en résultera pour chaque homme un singulier allègement de la conscience, car l’état d’inégalité cruelle, qui comble actuellement les uns de richesses superflues tandis qu’elle prive les autres même de l’espérance, pèse comme un remords, conscient ou inconscient, sur les âmes humaines, sur celles des heureux surtout, et mêle toujours un poison à leurs joies. Le plus grand élément de pacification serait que personne n’eût de tort envers son prochain, car il est dans notre nature de haïr ceux que nous avons lésés et d’aimer ceux dont la présence rappelle notre propre mérite. Les conséquences morales de cet acte très simple de justice : garantir à tous le pain et l’instruction, seraient incalculables.

S’il arrive — conformément à la direction actuelle de l’évolution historique — s’il arrive bientôt que l’humanité remplisse ces deux objectifs, ne laisser personne mourir de faim et personne croupir dans l’ignorance, alors un autre idéal se présentera comme un phare en pleine vue, idéal qui d’ailleurs est déjà poursuivi par un nombre toujours croissant d’individus : la haute ambition de reconquérir toutes les énergies qui s’égaraient, d’empêcher la déperdition des forces et des matériaux dans le présent, et aussi de reconquérir dans le passé tout ce que nos ancêtres avaient laissé fuir. Il s’agit, au point de vue général des civilisations, d’imiter ce que font les ingénieurs actuels qui retrouvent des trésors dans les déblais tenus pour sans valeur par les anciens mineurs d’Athènes. S’il est vrai que, à certains égards, des primitifs ou des anciens aient dépassé l’homme moyen de nos jours en force, en agilité, en santé du corps, en beauté du visage, eh bien ! il faut redevenir leurs égaux. Sans doute, notre reconquête n’ira pas jusqu’à recouvrer l’usage des organes atrophiés dont les biologistes ont découvert l’ancienne destination (Elie Metchnikoff), mais il importe de savoir garder en leur plénitude les énergies qui nous sont encore départies, de retenir l’emploi des muscles qui, tout en continuant de fonctionner, se sont affaiblis dans leur ressort et risquent de n’être bientôt plus qu’une non-valeur dans notre organisme. Est-il possible d’empêcher cet amoindrissement matériel de l’homme, déséquilibré par un accroissement de son appareil à penser ? On lui a prédit qu’il se transformerait peu à peu en un énorme cerveau, entouré de bandelettes qui le préserveraient des rhumes, et que le reste de son corps s’atrophierait ; n’avons-nous rien à faire contre cette tendance ? Les zoologistes nous disent que l’homme fut