Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/82

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
66
l’homme et la terre. — l’angleterre et son cortège.

une tribu, celle des Tchakkili, fait partie par ses hommes et ses femmes des deux groupes opposés, et lorsque les castes de la Droite et celles de la Gauche sont en conflit, il faut procéder à un divorce général dans la peuplade : toutes les femmes, toutes les filles s’en vont à la fois, puis, quand vient la réconciliation des castes, un mariage collectif reconstitue la grande famille. Il n’est guère de combinaison sociale qui, si absurde qu’elle paraisse, ne se réalise ou ne se soit réalisée dans quelque coin du monde.

En fait, la nature de l’homme est d’une telle plasticité qu’elle finit par s’accommoder aux situations les plus atroces, par se faire aux maladies, aux tortures, aux humiliations. Les castes, si humbles qu’elles fussent, avaient appris à se considérer comme des corps privilégiés et défendaient la pureté de leur sang avec la même religion que les brahmanes. Ceux qui étaient rejetés de tous n’avaient qu’un asile, celui de leur propre caste, qui leur était infiniment douce et chère[1]. Et puis, il faut le dire, dans la hiérarchie des castes hindoues, tout homme a son statut, et, si vil qu’il soit, garde ses droits à la terre, à la fortune, à la vie, à la famille[2], tandis qu’on ne saurait en dire autant des vagabonds, des mendiants de nos sociétés elles-mêmes. Si peu fortunée, si méprisée que soit une caste, elle est encore très favorisée en comparaison des gens déclassés, des sans caste, de tous ceux qui sont censés n’avoir pas même d’existence humaine : à l’époque de la conquête aryenne, ce furent les Tchandala, considérés comme une sorte de fumier. Tels sont actuellement les Paliyar de l’Inde méridionale, dont on confond souvent le nom avec ceux des Pariah, qui constituent une caste bien établie, jouissant même de quelques privilèges, notamment dans la « Ville Noire » de Madras, pendant les fêtes de la « Seule Mère », divinité comparable à la Demeter des Hellènes et à la « Bonne Mère » des Marseillais[3]. Naguère les gens de caste avaient droit de vie et de mort sur les Paliyar : tout en eux était souillure, leur corps, leur aspect, leur haleine, leur ombre, la terre qu’ils avaient touchée. Il leur est interdit de se bâtir des villages, de vivre en sociétés. Quand ils ramassent une aumône, après l’avoir implorée à distance, ils ont à se vautrer

  1. H. H. Wilson, Essays and Lectures, chiefly on the religion of the Hindus ; — Ernest Nys, L’Inde aryenne, p. 13.
  2. Henri Deloncle, Revue Universitaire, Bruxelles, janv., fév. 1898. p. 16.
  3. Caldwell, Dravidian Languages ; — Julien Vinson, Les Castes du Sud de l’Inde. Revue Orientale, 2e série, n° 4.