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Mon Dieu, ai-je souffert dans les imprimeries, ai-je éprouvé intérieurement des sursauts de colère à la constatation de l’incompréhension confuse que l’imprimeur montrait toujours de mes essais. Je savais ces essais façonnés irrégulièrement, hors des méthodes habituellement suivies pour le travail sur pierre : mais je cherchais, j’ai cherché. Et je crois avoir mis abandonnément, et sans contrainte, mon imagination à même d’exiger, des ressources de la lithographie, tout ce qu’elles pouvaient donner. Toutes mes planches, depuis la première jusqu’à la dernière, n’ont été que le fruit d’une analyse curieuse, attentive, inquiète et passionnée de ce que contenait de pouvoir d’expression le crayon gras du lithographe, aidé du papier et de la pierre. Je suis étonné que les artistes n’aient pas donné plus d’expansion à cet art souple et riche, obéissant aux plus subtiles impulsions de la sensibilité. Il faut que le temps où j’ai vécu ait été bien préoccupé d’imitation et de naturalisme directs pour que ce procédé n’ait pas captivé les esprits inventifs de fictions et tenté de les conduire à déployer les richesses suggestives qu’il réserve. Il provoque et fait apparaître l’inattendu.

Je parle ici du papier dit « report » bien plus que de la pierre. Elle, elle est revêche, elle est maussade, comme le serait une personne qui a ses caprices et ses nerfs. Elle est impressionnable, elle subit les influences les plus mobiles et variées du temps. S’il pleut, s’il neige, si la température est chaude ou froide, autant de conditions décevantes ou heureuses, fertiles en agréables ou désagréables surprises, et dictant l’attitude qu’il faut avoir avec elle, quand on imprime. Aussi le train-train ordinaire de la vie à son côté est-il insupportable. Il vaut mieux délibérément la délaisser, l’oublier, elle et son grain, comme on néglige, hélas ! par la force des choses et malgré toute vertu, certaines personnes surannées et respectables, auprès desquelles on s’ennuie, parce que la vie et l’intérêt que l’on apporte aux choses présentes ne sont plus en elles.