Page:René Benjamin - Chronique d’un temps troublé, 1938.djvu/18

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bananes. Je me rappelle le mot d’un ami : « Pourquoi se faire voleur, quand on peut entrer dans le commerce ! Et je deviens commerçant. Peu de temps. Ma mère meurt, je rentre en France ; je reprends goût à ce que j’appelle la civilisation, mot qui vous fait rire ; j’achète un petit journal hebdomadaire, batailleur et insolent. Mais… on ne fait pas tout le temps de l’esprit, sans être en rapport tout de suite avec le Diable, qui est l’esprit même. Quelle fréquentation ! Je perds tous les jours de mon naturel : je prends peur. Un camarade de lycée me propose de devenir avec lui entrepositaire d’oranges de Jaffa. Je me rue vers cette vie simple. Si simple qu’en trois ans je fais fortune sans savoir comment. Ne dites pas : « Voilà de l’argent qu’il faudra rendre ! » Je l’ai rendu depuis longtemps : je l’ai placé tout de suite ! C’est la Bourse qui ne l’a pas rendu…

Croyant avoir au moins de quoi nourrir une femme, je me marie. Le silence s’impose sur cet acte important qui fut une erreur. Erreur, si je songe à celle qui porta mon nom ; mais chance aussi, puisque j’ai un petit garçon d’une intelligence bouleversante. Je crois que je fus seul à m’en apercevoir. Je fus seul en tout cas à l’élever, à lui donner de mon souffle et de mes forces. Il avait huit ans quand sa mère mourut,