Page:René Benjamin - Chronique d’un temps troublé, 1938.djvu/35

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vières !… J’étais dans un état poétique ; je me disais : « La vie est un cadeau inouï ! » Et je pensai brusquement à mon fils, qui s’en rend compte, rend hommage à tout, qui est ardent, qui aime. La première chose à faire, c’est de ne pas lui léguer mon livre d’adresses. Pauvre petit ! S’il pouvait éviter les imbéciles ? Il y a dans ce pays cent mille âmes, qui ne sont possibles que sur cette terre et sous ce ciel. On n’a que l’embarras du choix pour se faire une existence radieuse.

Je déchirai mon livre d’adresses, et j’entrai dans mon bain. J’y fis des plans. En sortant de l’eau, j’étais heureux ; j’aperçus le « Ravi » ; c’est dans la joie que je sonnai pour la troisième fois.

Toujours rien. Je me décidai à voir ce qui se passait. Je trouvai dans le couloir la femme de chambre assise, en train de lire un feuilleton. Je lui dis gentiment : « Je vous ai sonnée trois fois… » Elle répondit d’une voix bourrue :

— On est en grève !

Je restai stupéfait de la nouvelle et du ton. Cette servante, que j’avais toujours vue plaisante et vivante, était agressive et butée. Comme je reprenais doucement :

— Si c’est la grève, pourquoi êtes-vous là ?

Elle m’envoya de nouveau comme un paquet de sottises :

— Parce qu’on occupe !