Page:René Benjamin - Chronique d’un temps troublé, 1938.djvu/74

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Oui, dis-je, mais… l’industrie elle-même…, vous ne trouvez pas que c’est troublant ?

— Je ne vois rien qui me trouble ! dit Lévi-Prune en riant. C’est la nature qui est troublante, et le paysan qui est troublé. Il faut toujours qu’il s’attende à tout, et ne compte sur rien. Tandis que dans l’industrie, le moindre détail est prévu et réglé… grâce à cela ! (Il mit le doigt sur son front.)

— Oh ! cela, lui dis-je, ce n’est que l’intelligence ! Elle ne résoud pas tous les problèmes… Loin de là : elle les complique.

— Je ne vois pas ! dit Lévi-Prune.

— Vous avez trente mille ouvriers, c’est compliqué, lui dis-je.

— Je ne vois pas ! répéta Lévi-Prune, qui pensa définitivement : « C’est peut-être un artiste, mais il ne comprend rien ! »

Et en moi-même, je me dis : « Voilà la preuve de ses limites. Il est calme ; il est euphorique ; seulement, c’est parce qu’il ne comprend rien ! »

Tout cela, brusquement, me désola. Dans la voiture, qui nous conduisit au Rond-point, je me laissai glisser à une tristesse noire : « C’est épouvantable un homme qui ne voit pas… et qui triomphe ! D’autant plus que son triomphe marque l’accord avec ce siècle qui périt sous le signe trop : trop d’occupations, trop d’idées, trop d’inventions, trop