Page:René Guénon - La Crise du monde moderne.djvu/31

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d’ordre purement humain ; il n’est pas inopportun de le déclarer expressément lorsqu’on rencontre à tout instant, par exemple, une expression comme celle de « philosophie traditionnelle ». Une philosophie, même si elle est vraiment tout ce qu’elle peut être, n’a aucun droit à ce titre, parce qu’elle se tient tout entière dans l’ordre rationnel, même si elle ne nie pas ce qui le dépasse, et parce qu’elle n’est qu’une construction édifiée par des individus humains, sans révélation ou inspiration d’aucune sorte, ou, pour résumer tout cela en un seul mot, parce qu’elle est quelque chose d’essentiellement « profane ». D’ailleurs, en dépit de toutes les illusions où certains semblent se complaire, ce n’est certes pas une science toute « livresque » qui peut suffire à redresser la mentalité d’une race et d’une époque ; et il faut pour cela autre chose qu’une spéculation philosophique, qui, même dans le cas le plus favorable, est condamnée, par sa nature même, à demeurer tout extérieure et beaucoup plus verbale que réelle. Pour restaurer la tradition perdue, pour la revivifier véritablement, il faut le contact de l’esprit traditionnel vivant, et nous l’avons déjà dit, ce n’est qu’en Orient que cet esprit est encore pleinement vivant ; il n’en est pas moins vrai que cela même suppose avant tout, en Occident, une aspiration vers un retour à cet esprit traditionnel, mais ce ne peut guère être qu’une simple aspiration. Les quelques mouvements de réaction « antimoderne » d’ailleurs bien incomplète à notre avis, qui se sont produits jusqu’ici, ne peuvent que nous confirmer dans cette conviction, car tout cela, qui est sans doute excellent dans sa partie négative et critique, est pourtant fort éloigné d’une restauration de la véritable intellectualité et ne se développe que dans les limites d’un horizon mental assez restreint. C’est cependant quelque chose, en ce sens que c’est l’indice d’un état d’esprit dont on aurait eu bien de la peine à trouver la moindre trace il y a peu d’années encore ; si tous les Occidentaux ne sont plus unanimes à se contenter du développement exclusivement matériel de la civilisation moderne, c’est peut-être là un signe que, pour eux, tout espoir de salut n’est pas encore entièrement perdu.

Quoi qu’il en soit, si l’on suppose que l’Occident, d’une façon quelconque, revienne à sa tradition, son opposition avec l’Orient se trouverait par là même résolue et cesserait d’exister, puisqu’elle n’a pris naissance que du fait de la déviation occidentale, et qu’elle n’est en réalité que l’opposition de l’esprit traditionnel et de l’esprit anti-traditionnel. Ainsi, contrairement à ce que supposent ceux auxquels nous faisions allusion il y a