Page:René de Pont-Jest - Sang-Maudit.djvu/66

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Trouvant dans ce bonheur volé les âpres jouissances qu’il avait toujours ignorées, il oubliait tout, sauf les travaux auxquels il s’était remis avec ardeur, et il se serait certainement trahi, car, en présence de Jeanne, il ne pouvait éteindre la flamme de ses regards, si Mme  de Ferney avait continué à partager les repas de la famille ou seulement à y assister.

Mais la pauvre femme ne quittait plus son lit que pour sa chaise-longue ; son état s’était rapidement aggravé sans que son mari s’en fût aperçu, tandis qu’elle le comprenait. Aussi demeurait-elle de longues heures sans qu’on pût lui arracher une parole, en proie aux plus douloureuses pensées.

Seule, la présence de ses enfants la réveillait de sa torpeur ; mais si elle retrouvait alors un peu vie, c’était pour souffrir davantage encore, et les scènes auxquelles donnaient lieu ces entrevues étaient déchirantes.

Appelant à son aide le peu de forces qui lui restaient, elle pressait entre ses bras amaigris ces êtres aimés qu’elle allait quitter pour toujours, et elle arrosait de ses larmes brûlantes les joues de ses deux petites filles qui sanglotaient.

Jeanne, auprès de qui les enfants revenaient parfois dans un état nerveux inquiétant, se hasarda un jour à faire observer à Mme  de Ferney que ces émotions étaient également mauvaises pour elle et pour ses filles.

Pour exprimer cette pensée, toute de sollicitude, Mlle  Reboul avait trouvé de douces et consolantes paroles et la malade semblait l’avoir comprise, lorsque tout à coup, relevant la tête, elle lui dit d’une voix étranglée :

— J’ai si peu de jours à leur donner et il me reste pour eux tant de tendresse au fond du cœur, que vous auriez pu m’épargner ce remords.

Pendant qu’elle prononçait ces paroles amères, ses yeux parcouraient la jeune femme avec des regards étranges.

Si maîtresse qu’elle fût de ses impressions, Jeanne ne put s’empêcher de tressaillir, et elle se retira en balbutiant quelques mots d’excuses.

Dans le salon, elle croisa un prêtre que la femme de chambre allait annoncer à Mme  de Ferney.

C’était l’abbé Colomb, vicaire de Saint-Sulpice et directeur de la femme du magistrat depuis son arrivée à Paris.

D’un certain âge, de principes sévères, mais intelligent et bon, le digne prêtre avait déjà ramené la désespérée au calme et à la patience. La pauvre mère s’étant accusée de sa jalousie et de ses craintes, il l’avait doucement blâmée de manquer ainsi de respect tout à la fois à l’honnête homme dont elle portait le nom et à une jeune fille dont la conduite était irréprochable.

Mais, tout en guérissant ainsi cette âme ulcérée, l’abbé Colomb avait observé Jeanne ; sous prétexte de ne l’interroger que sur ce qui intéressait ses élèves, il l’avait étudiée et avait fini par se demander si le feu ne couvait pas en elle sous cette apparence si glaciale.

Profond psychologiste, ayant vu de fort près toutes les misères humaines, la froide raison de cette femme de vingt ans ne lui semblait explicable que si elle avait beaucoup souffert. C’était donc dans le passé qu’il fallait chercher la clef de cette énigme du présent.

Il écrivit alors à Douai, mais il en reçut de tels renseignements qu’il se reprocha