Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/112

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sceptique et l’esprit frivole hausseront à loisir les épaules sur la folie de ces belles âmes ; que leur importe ? les âmes religieuses et pures les comprennent ; et le philosophe les admire, comme toute manifestation énergique d’un besoin vrai, qui s’égare faute de critique et de rationalisme.

Il nous est facile, avec notre esprit positif, de relever l’absurdité de tous les sacrifices que l’homme fait de son bien-être au suprasensible. Aux yeux du réalisme, un homme à genoux devant l’invisible ressemble fort à un nigaud, et, si les libations antiques étaient encore d’usage (37), bien des gens diraient comme les apôtres : Utquid perditio hæc ? Pourquoi perdre ainsi cette liqueur ? Vous auriez mieux fait de la boire ou de la vendre, ce qui vous eût procuré plaisir ou profit, que de la sacrifier à l’invisible. Sainte Eulalie, fascinée par le charme de l’ascétisme, s’échappe de la maison paternelle ; elle prend le premier chemin qui s’offre à elle, erre à l’aventure, s’égare dans les marais, se déchire les pieds dans les ronces. — Elle était folle, cette fille ! — Folle tant qu’il vous plaira. Je donnerais tout au monde pour l’avoir vue à ce moment-là. Les jugements que l’on porte sur la vie ascétique partent du même principe : l’ascète se sacrifie à l’inutile donc il est absurde ou si l’on essaye d’en faire l’apologie, ce sera uniquement par les services matériels qu’il a pu rendre accidentellement, sans songer que ces services n’étaient nullement son but et que ces travaux dont on lui fait honneur, il n’y attachait de valeur qu’en tant qu’ils servaient son ascèse. Assurément, un homme qui embrasserait une vie inutile non par un besoin contemplatif, mais pour ne rien faire (et ce fut ce qui arriva, dans l’institution dégénérée) serait profondément méprisable.