Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/274

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cœur et de l’imagination et goûter les délices du sentiment religieux, que de gaspiller ainsi une vie qui ne repasse plus, et qui, si on l’a perdue, est perdue pour l’éternité ?

Le grand obstacle qui arrête les progrès des études philologiques me semble être cette dispersion du travail et cet isolement des recherches spéciales, qui fait que les travaux du philologue n’existent guère que pour lui seul et pour un petit nombre d’amis qui s’occupent du même sujet. Chaque savant, développant ainsi sa partie sans égard pour les autres branches de la science, devient étroit, égoïste, et perd le sens élevé de sa mission. Une vie suffirait à peine pour épuiser ce qui serait à consulter sur tel point spécial d’une science qui n’est elle-même que la moindre partie d’une science plus étendue. Les mêmes recherches se recommencent sans cesse, les monographies s’accumulent a un tel point que leur nombre même les annule et les rend presque inutiles. Il viendra, ce me semble, un âge où les études philologiques se recueilleront de tous ces travaux épars, et où, les résultats étant acquis, les monographies devenues inutiles ne seront conservées que comme souvenirs. Quand l’édifice est achevé, il n’y a pas d’inconvénient à enlever l’échafaudage qui fut nécessaire à sa construction. Ainsi le pratiquent les sciences physiques. Les travaux approuvés par l’autorité compétente y sont faits une fois pour toutes et adoptés de confiance, sans que l’on s’impose de revenir, si ce n’est rarement et à de longs intervalles, sur les recherches des premiers expérimentateurs. C’est ainsi que des années entières d’études assidues se sont parfois résumées en quelques lignes ou quelques chiffres, et que le vaste ensemble des sciences de la nature s’est fait pièce à pièce et avec une admirable solidarité de la part de tous les travail-