Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/431

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Je me demande même si, un jour, on n’arrivera pas à une conception plus élevée encore. Ce qui fait que le plaisir est pour nous une chose tout à fait profane, c’est que nous le prenons comme une jouissance personnelle ; or la jouissance personnelle n’a absolument aucune valeur suprasensible. Mais, si on prenait la volupté avec les idées mystiques que les anciens y attachaient, quand ils l’associaient aux temples, aux fêtes, si on réussissait à en éliminer toute idée de jouissance, pour n’y voir que le perfectionnement qui en résulte pour notre être, l’union mystique avec la nature, la sympathie qu’elle établit entre nous et les choses, je ne sais si on ne pourrait l’élever au rang d’une chose sacrée. Dans ma chambre nue et froide, abstème et vêtu pauvrement, je comprends, ce me semble, la beauté d’une manière assez élevée. Mais je me demande si je ne la comprendrais pas mieux encore, la tête excitée par une liqueur généreuse, paré, parfumé, seul a seul avec la Béatrix que je n’ai vue que dans mes rêves ? Si ma pensée était là incarnée à côté de moi, ne l’aimerais-je pas, ne l’adorerais-je pas davantage ? Certes, s’il y a quelque chose d’horrible, c’est de chercher du plaisir dans l’ivresse. Mais si on ne cherche qu’à aider l’extase par un élément matériel très noble, et qui a suscité de si nobles chants, c’est tout autre chose. J’ai lu ~quelque part qu’un poète ou philosophe (allemand, je crois) s’enivrait régulièrement et par conscience une fois par mois, afin de se procurer cet état mystique, où l’on touche de plus près l’infini. En vérité, je ne sais si tous les plaisirs ne pourraient subir cette épuration, et devenir des exercices de piété, où l’on ne songerait plus à la jouissance.

L’imperfection de l’état actuel, c’est que l’occupation extérieure absorbe toute la vie, en sorte qu’on est d’abord d’une