Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/432

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profession, sauf ensuite à cultiver son esprit s’il reste du temps ou si l’on a ce goût. L’accidentel devient ainsi la vie même, et la partie vraiment humaine et religieuse disparaît presque. À regarder de près le spectacle de l’activité humaine, on reconnaît que la plus grande partie de cette activité est dépensée en pure perte. Élevez-vous en esprit au-dessus de Paris, et cherchez à analyser les mobiles qui dirigent les pas empressés de tant de milliers d’hommes. Vous trouverez que le gain, les affaires ou les besoins matériels dirigent les neuf dixièmes au moins de ces mouvements, que le plaisir sert de motif a un vingtième peut-être de cette agitation, qu’un centième à peu près de cette foule obéit à des affections douces, et qu’un millième au plus est guidé par des motifs religieux ou scientifiques. Il semble que les affaires extérieures soient le but premier de la vie, que la fin de la plus grande partie du genre humain soit de vivre sous l’empire pressant et continu de la préoccupation du pain du jour, en sorte que la vie n’aurait d’autre but que de s’alimenter elle-même. Étrange cercle vicieux ! Dans un état meilleur de la société humaine, on serait d’abord homme, c’est-à-dire que le premier soin de chacun serait la perfection de sa nature. Puis, par un côté inférieur, auquel on songerait à peine, on appartiendrait à telle ou telle profession. Ce serait l’idylle antique, la vie pastorale rêvée par tous les poètes bucoliques, vie où l’occupation matérielle est si peu de chose qu’on n’y pense pas, et qu’on est exclusivement libre pour la poésie et les belles choses. Ce serait l’Astrée, où tout le soin était d’aimer. Alors l’on dira : « Nos pères eurent besoin de placer le paradis au ciel. Mais nous, nous tenons Dieu quitte de son paradis, puisque la vie céleste est transportée ici-bas ! »