Page:Renan - L’Avenir de la science, pensées de 1848.djvu/540

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simple énonciation du fait est ce qu’il y a de plus difficile pour le peuple ; il y mêle toujours quelque explication apparente. Quand les nourrices disent : Il y a un ange pour les petits enfants, elles expriment un fait vrai, savoir que les petits enfants ne se font aucun mal dans des circonstances où des grandes personnes se blesseraient mais n’en voyant pas la cause, elles trouvent tout simple d’en appeler à un ange. L’explication des maladies par des démons, qui se montre si naïvement dans l’Évangiie, tient au même procédé intellectuel.

(120) L’islamisme ne se fortifia qu’un ou deux siècles après la mort du prophète, et depuis, il est toujours allé se consolidant par la force du dogme établi. Il est prouvé que l’immense majorité de ceux qui suivirent le hardi Koreischite n’avaient en lui aucune foi religieuse. Après sa mort, on mit sérieusement en délibération si on n’abandonnerait pas son œuvre religieuse pour continuer seulement son œuvre politique.

(121) Ceci ne nuit pas, bien entendu, à l’originalité de ce produit divin. Les savants israélites cherchent souvent à prouver par des rapprochements de textes que Jésus a volé toute sa doctrine à Moïse et aux prophètes, et que ce qu’on a appelé la morale chrétienne n’est au fond que la morale juive. Cela serait vrai, si une religion consistait en un certain nombre de propositions dogmatiques, et une morale en quelques aphorismes. Ces aphorismes étant pour la plupart simples et de tous les temps, il n’y a pas de découverte à faire en morale ; l’originalité s’y réduit à une touche indéfinissable et à une façon nouvelle de sentir. Or, que l’on mette en face l’Évangile et le recueil des apophthegmes moraux des rabbins contemporains de Jésus, le Pirké Avoth, et que l’on compare l’impression morale qui résulte de ces deux livres !

(122) Voir dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire le charmant article Gargantua, où il est prouvé par des arguments tout semblables à ceux des apologistes que les faits merveilleux de l’histoire de Gargantua sont indubitables. Rabelais les atteste ; aucun historien ne les a contredits ; le sceptique Lamothe Le Vayer les a si fort respectés qu’il n’en dit pas un mot. Ces prodiges ont été opérés à la vue de toute la terre. Rabelais dit en avoir été témoin il n’était ni trompé ni trompeur. S’il se fût écarté de la vérité, les journaux auraient réclamé. Et si cette histoire n’était pas vraie, qui aurait osé l’imaginer ? La grande preuve qu’il faut y croire, c’est qu’elle est incroyable, etc. Le défaut de la critique des supernaturalistes est en effet de juger toutes les époques de l’esprit humain sur la même mesure.

(123) Quand les Arabes eurent adopté Aristote comme grand maître de la science, ils lui firent une légende miraculeuse comme à un pro-