Page:Renan - Melanges Histoires et Voyages,Calmann,1878.djvu/127

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attentions, cette cordialité, ce sentiment naïf de gens qui se croyaient oubliés du monde, maintenant fiers qu’un ministre et des hommes qu’ils supposent célèbres viennent visiter leur île, tout cela, dis-je, avait quelque chose qui nous allait au cœur. Le syndic de Castelvetrano nous le disait d’une manière touchante, quand parfois la foule nous étouffait : « Songez, messieurs, que ces gens ont fait trente milles pour vous voir. » La politesse et les égards avec lesquels les autorités traitaient jusqu’au moindre enfant nous frappèrent. Des glaces, des sorbets excellents, un vin de feu nous attendaient à chaque ruine. Il n’en fallait pas moins pour nous soutenir. Un soleil terrible, une terre gercée par cinq mois torrides et que perçait seul un délicieux petit lis blanc double, un marais infect, autrefois desséché, dit-on, par Empédocle, mais qui, depuis la mort du grand ingénieur agrigentin, a repris tous ses droits à empester le pays, faisaient de cette journée la plus rude de toutes ; mais quel sublime spectacle ! Sept temples, dont cinq énormes, sont là gisant sur le sol ; le diamètre des colonnes va à 3m,32, et partout ces merveilleux chapiteaux doriques, la plus belle chose que l’homme ait jamais inventée ! Nulle part on ne saisit, mieux qu’ici, pas à pas, les progrès de ces courbes divines arrivant à la perfection. Chaque essai, chaque tâtonnement est visible, et, chose plus extraordinaire que tout le reste ! quand les créateurs de cet art merveilleux eurent réalisé le parfait, ils n’y changèrent plus rien. Voilà le miracle que les Grecs seuls ont su faire : trouver l’idéal, et, une fois qu’on l’a trouvé, s’y tenir.

Ah ! pourquoi ces demi-dieux crurent-ils qu’il était de leur devoir de s’entre-dévorer ? Les ruines de Sélinonte