Page:Renan - Souvenirs d’enfance et de jeunesse.djvu/343

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Je t’ai dit comment une force indépendante de moi ébranlait en moi les croyances qui ont fait jusqu’ici le fondement de ma vie et de mon bonheur. Oh ! mon ami, que ces tentations sont cruelles et comme j’aurais des entrailles de compassion, si Dieu m’amenait jamais quelque malheureux qui en fût travaillé ! Comme ceux qui ne les ont pas éprouvées sont maladroits envers ceux qui en souffrent ! Cela est tout simple ; on ne sent bien que ce qu’on a éprouvé, et ce sujet est si délicat, que je ne crois pas qu’il y ait deux hommes au monde plus incapables de s’entendre qu’un croyant et un doutant, quand ils se trouvent en face l’un de l’autre, quelles que soient leur bonne foi et même leur intelligence. Ils parlent deux langues inintelligibles, si la grâce de dieu n’intervient entre eux comme interprète. Que j’ai bien senti combien ces grands maux sont au-dessus de tout remède humain et que Dieu s’en est réservé le traitement, manu mitissima et suavissima pertractans vulnera mea, comme dit saint Augustin, qu’on s’aperçoit bien avoir passé par cette filière, à la façon dont il en parle !… Parfois l’Angelus Satanæ qui me colaphizet se réveille. Que veux-tu, mon pauvre ami ! C’est notre sort. Converte te supra, converte te infra, la vie de l’homme et surtout du chrétien est un combat, et en définitive, ces tempêtes lui sont peut-être plus avantageuses qu’un trop grand calme, où il s’endormirait… je ne reviens pas, mon cher ami, en songeant qu’avant un an tu seras prêtre, toi, mon cher Liart, qui as été mon condisciple, mon ami d’enfance. Nous voilà plus qu’à moitié de notre vie, selon l’ordre ordinaire, et l’autre moitié ne sera probablement pas la