Page:Renan - Souvenirs d’enfance et de jeunesse.djvu/419

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contredire, me navrent le cœur. Elle est là, à deux pas de moi, pendant que je vous écris ces lignes. Ah ! si elle savait !… je lui sacrifierais tout, excepté mon devoir et ma conscience. Oui, si Dieu me demandait, pour lui épargner cette peine, d’éteindre ma pensée, de me condamner à une vie simple et vulgaire, j’accepterais. Que de fois j’ai cherché à me mentir à moi-même ? Mais est-il au pouvoir de l’homme de croire ou de ne pas croire ? Je voudrais qu’il me fût possible d’étouffer la faculté qui en moi requiert l’examen ; c’est elle qui a fait mon malheur. Heureux les enfants qui ne font toute leur vie que dormir et rêver ! Je vois autour de moi des hommes purs et simples auxquels le christianisme a suffi pour les rendre vertueux et heureux ; mais j’ai remarqué que nul d’entre eux n’a la faculté critique ; qu’ils en bénissent Dieu !

Je suis ici choyé, caressé, plus que je ne peux vous le dire ; cela me désole. Ah ! s’ils savaient ce qui se passe dans mon cœur ! Je tremble quelquefois de voir en ma conduite une sorte d’hypocrisie ; mais j’ai sérieusement raisonné là-dessus ma conscience : Dieu me garde de scandaliser ces simples !

Quand je considère dans quel inextricable filet Dieu m’a englobé tandis que je dormais, il me vient des pensées de fatalisme, et souvent j’ai pu pécher en cela ; pourtant je n’ai jamais douté de mon père qui est au ciel, ni de sa bonté. Toujours, au contraire, je l’ai remercié ; jamais je ne l’avais touché de plus près que dans ces moments-là. Le cœur n’apprend que par la souffrance, et je crois, comme Kant, que Dieu ne s’ap-