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En même temps, elle passait sa langue sur ses lèvres sèches, en sentant son cœur battre à grands coups dans sa poitrine : « Je suis Zine qui ne rentrera pas chez elle. Je suis Zine qui ne veut plus travailler, je suis Zine qui, bientôt, aura un bel appartement et des robes à la mode, des bijoux et des chaussures à quatre cents francs. »

Ainsi, hallucinée et perdue dans sa songerie, la jeune révoltée s’en allait par les boulevards. Rien, à son aspect, ne traduisait l’espèce de rêve qui, en elle, se superposait à la réalité et la recouvrait presque. Non que Zine, d’ailleurs, oubliât d’agir comme il faut, de décrire sur le trottoir les indispensables méandres propres à faire éviter les chocs et les rencontres, ou de prendre toutes précautions aux croisements de rue pour éviter de passer sous une auto. Mais elle désirait si ardemment voir, ce soir-là, ouvrir pour elle les portes du bonheur qu’elle anticipait sur sa prochaine félicité.

Elle allait donc, en balançant les hanches d’un petit pas bref et sautillant. Bientôt, elle fut sur le boulevard Saint-Denis. Puis sur celui qu’on nomme Bonne-Nouvelle et le boulevard Poissonnière l’accueillit, où elle stoppa un instant devant la façade du Matin.

Elle allait passer du boulevard Montmartre à celui des Italiens, mais s’arrêta pour admirer les démolitions et les bâtisses du boulevard Haussmann prolongé.

Là, une sorte d’admiration religieuse la secoua. Elle prenait conscience, en quelque sorte, de l’énormité de tout ce qui se fait à Paris. Ces puissantes demeures éventrées, ce bloc vide sur lequel, quelques mois plus tôt, fourmillait un peuple dense, encaqué dans des appartements innombrables, ces traces d’un labeur monstrueux, encore apparent, mais que bientôt on ne reconnaîtrait plus dans une avenue polie et meublée comme toutes, emplit Zine, bayante d’émoi, d’un lot de sentimentalités émerveillées.

C’est alors que son suiveur l’aborda.

— Petite, savez-vous que tout le monde se détourne pour vous admirer ?