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LA PETITE LAITIÈRE

faits, n’avaient rien de grossier ; les pelisses en étaient propres ; en un mot, tout en elle était appétissant.

Un jour que Suzon approchait de la Place Vendôme, elle fut abordée par un grand homme sec, dont la perruque ronde et plaquée n’avait qu’un rang : il était vêtu de brun foncé ; mais l’étoffe était belle ; ses bas étaient liés sur le genou ; ce qui, joint à ses longues jambes grèles, lui donnait à peu près l’air d’un héron ; il portait encore des souliers carrés, avec de petites boucles moins grandes que celles des jarretières d’au jourd’hui. — Ma fille (dit cet homme à Suzette), pour une laitière, vous êtes trop coquette, et cela n’est pas séant ; vous pouvez donner des tentations même aux honnêtes gens, et à plus forte raison aux libertins. — Je crois, monsieur (répondit Suzette en riant d’une manière charmante), que les honnêtes gens et les libertins de ce pays-ci ont de bien plus belles dames que moi pour les tenter ! — Non, ma chère enfant, non ; elles n’ont pas cette fraîcheur, cette santé, ces belles dents blanches, ce coloris, cette haleine… En s’exprimant ainsi, le papelard s’approchait de si près, que la petite laitière fut obligée de se retirer. — Écoutez-moi, ma petite : voilà quelque temps que je vous remarque, et que je roule dans ma tête de faire quelque chose pour vous. Je ne vous crois pas riche ; vous serez charmée d’avoir une bonne place dans une maison sùre, où l’on vous mettra au fait de ce qu’il faut savoir, avec douceur et bonté. Je sais une maison où l’on vous prendrait pour femme de charge ; vous savez ce que c’est ? — Oui, monsieur ! — Et où l’on vous donnerait deux cents écus de gage. — Ah ! monsieur ! je vous serais bien obligée, et ma mère vous remercierait bien. Mais une si belle place sera bien difficile à avoir ! — Non ; car j’en dispose. Parlez-en à votre mère, et venez me voir demain toutes deux : voilà ma demeure, à cette porte cochère. Suzon fit une révérence, et remercia le grand homme sec de ses bontés ; ensuite elle continua de crier son lait, avec sa voix agréable, et douce comme sa liqueur.