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LA PETITE LAITIÈRE

aux mondains. Il est de ces gens-là, qui ne pourraient voir cette jolie bouche sans avoir envie de la baiser : ces jolis… sans y vouloir toucher : cette taille fine, sans la vouloir presser… (En s’exprimant ainsi, le papelard faisait tout ce qu’il disait qu’on ne pouvait s’empêcher de faire ; mais d’une manière si discrète cependant, que Suzon n’avait pas la peine de se défendre). Ils se mirent à table, et M. Desgrands servit à la jolie laitière ce qu’il y avait de meilleur. Elle mangea fort sobrement ; elle paraissait intimidée de se voir seule avec un homme. Après le dîner, le papelard l’emmena auprès du feu, où il tâcha de la prendre sur ses genoux : Suzon ne le voulut jamais permettre. Il la laissa libre : mais il eut avec elle une conversation très détaillée.

— Ma fille, lui dit-il, je ne suis plus jeune, et c’est un père que vous devez voir en moi. Je vous avouerai que, si je n’avais que trente ans, je voudrais être votre amant. Oh ! que ne donnerais-je pas pour avoir l’âge de mon nigaud de neveu ! Comme je saurais faire usage du temps que perd cet automate ! Car vous ne sauriez vous figurer à quel point il est sot, bête, insensible ! c’est une brute… Cependant, si vous me contentez… nous verrons… je sacrifierai tout pour vous, je vous en avertis… Mon neveu est riche… vous seriez la maîtresse, avec ce nigaud-là… Je serais homme à vous le faire épouser dans cinq ou six ans d’ici. (Suzon était la dixième à qui le vieillard faisait la même promesse et c’était ordinairement ce qui avait adouci les cruelles : car il leur faisait ensuite voir son neveu, au moyen d’une portière, qui donnait de son appartement dans la pièce grillée de l’entresol ; et comme de Neuilli était beau garçon, les pauvres dupes du cafard se laissaient prendre à sa figure. Il paraît que la principale raison de son oncle, pour l’élever comme il le faisait, était de s’en servir à cet infame usage : d’aill’eurs on verra par la suite si c’était véritablement son neveu). En conséquence de sa promesse, le vieillard quitta Suzon pour aller dans l’en