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LA DERNIÈRE AVENTURE


avec plaisir, et si elle n’intéressa pas mon cœur, elle occupa les moments que j’étais accoutumé à donner à Silvine ; je rompis ainsi mon habitude de la voir. Je sentis alors combien l’amitié est plus faite pour les hommes de mon âge que l’amour. J’étais tranquille auprès de Mlle T*** ; le rire revenait sur mes lèvres qu’il avait quittées depuis si longtemps. Je comptais m’en tenir là. J’oubliais insensiblement Silvine et je me trouvais heureux, du moins tranquille, situation souvent préférable, lorsqu’il vint chez Mlle T*** une jeune personne, nommée Lisette, qui remua mon cœur et acheva de l’ôter à Silvine. Je ne la vis que trois fois ; à la dernière, je m’aperçus qu’elle me plaisait un peu trop, et j’étais encore si effrayé de ce que je venais de souffrir, que je résolus de rompre sur le champ avec Élise. Je cessai de la voir. Elle m’écrivit. Je lui fis une réponse qui n’avait pas le sens commun. Elle en fut piquée et me la renvoya. Nous restâmes brouillés sans qu’elle en sût le motif, mais j’aurais perdu tous mes amis et toutes les amies du monde, avant de m’exposer à faire une maîtresse.

Je demeurai dans un état de mort, malade, accablé de chagrins domestiques, jusqu’au mois d’avril 1780, que j’eus occasion de voir une femme ravissante, appelée Mme Cuissart, épouse d’un

    de leurs relations : « Vous êtes malade ! lui disait-elle, je vous plains de toute mon âme ; cependant je me dis : c’est sa faute ; s’il eut pu comprendre quel baume salutaire que la tendre, la douce amitié, il ne serait pas malade : non il ne le serait pas. Ses peines ainsi que son mal ne viennent que de lui ! Mais ce mal n’est pas ce qui vous empêche de paraître à mes yeux. Deux motifs, tous deux injurieux, sont le grand obstacle : l’un que vous n’avez pour une amie généreuse aucun égard, parce que vous croyez qu’elle ne le mérite pas ; l’autre est la crainte que cet excellent cœur n’aille mal à propos se souvenir… et qu’alors les reproches… que sais-je ? S’il n’était rien de tout cela, votre mal de poitrine ne me priverait point de votre vue, et, bien persuadé de mes sentiments, vous viendriez non seulement apprendre ce que j’avais à vous dire, mais encore épancher vos maux dans le sein de cette amitié dont je parlais à l’instant : elle n’est pas comme l’amour, rien ne la rebute, rien ne la choque, que le mal qu’elle voudrait partager, pour obliger l’être qu’elle aime. Si cela se pouvait. » Cette lettre semblait un adieu définitif, et Restif n’en fut pas trop ému, car il était très occupé de Virginie, qui le quitta brusquement. Il revint donc à Elise Tulout. » Bibliographie et Iconographie de tous les ouvrages de Restif de la Bretonne, par le bibliophile Jacob, Paris, 1875, p. 15.