Page:Revon - Anthologie de la littérature japonaise, 1923.djvu/267

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
253
PÉRIODE DE KAMAKOURA

devenions comme les poissons de la petite flaque d’eau[1]. Même les gens bien vêtus qui portaient des chapeaux et qui avaient les pieds chaussés allaient mendier de maison en maison. Parfois, tandis qu’on se demandait comment ils pouvaient tenir debout, on les voyait tomber de faiblesse. On n’eût pu dénombrer ceux qui mouraient de faim contre les murs et au bord des routes ; comme on n’enlevait pas leurs cadavres, la ville était remplie de mauvaises odeurs ; et on ne pouvait fixer les yeux sur ces spectacles de corruption. Aux bords de la rivière[2], il n’y avait même pas assez de place pour laisser passer les chevaux et les voitures. Les pauvres bûcherons n’avaient plus la force de porter le bois, qui devint rare ; en sorte que les gens qui n’avaient pas d’autres ressources se mirent à démolir leurs maisons et à les vendre au marché ; mais le prix de la charge d’un homme était à peine suffisant pour soutenir sa vie pendant un jour.

Une chose étrange était de voir, parmi ce bois à brûler, des fragments peints en vermillon ou ornés de feuilles d’argent et d’or. Si l’on s’informait, on apprenait que des gens qui ne savaient plus que faire allaient dans les anciens temples pour voler les statues du Bouddha, briser les objets du culte et les débiter en menus morceaux. Ces choses désolantes, je les ai vues, parce que j’étais né dans un monde impur et mauvais.

C’était encore une chose bien pitoyable que, quand un homme et une femme étaient fort attachés l’un à l’autre, celui qui aimait le plus mourait toujours le premier, parce que, s’oubliant lui-même, il voulait donner à l’être aimé tout ce qu’il avait pu se procurer. Entre parents et enfants, c’étaient les parents qui mouraient d’abord. On put même voir des bébés au sein de leur mère, qu’ils ne savaient pas morte.

Au Ninnwaji[3], il y avait un bonze qu’on appelait Ryoughiô Hôinn[4]. Ému de pitié en voyant mourir un nombre

  1. Qui doivent tous mourir à mesure qu’elle se dessèche. Comparaison passée en proverbe.
  2. La Kamo-gawa, dont le lit, à sec sur les bords, était encombré de cadavres.
  3. Temple construit sous l’ère Ninnwa (885-888).
  4. Le Révérend Ryoughiô.