Page:Revue L’Art moderne-9, 1904-1905.djvu/208

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la robe de moine, il était déjà célèbre. Son compagnon Van Opstal, qui fut novice avec lui à Roode-Clooster, dit en effet dans sa chronique latine, consacrée à Van de Goes, chronique utilisée avec tant de clairvoyance par Alphonse Wouters en 1872 : Hic tam famosus erat in arte picturiae, ut citra montes, sii similis, ut aiebant, temporibus illis non inveniebatur. Pourtant il est démontré qu’il n’abandonna pas ses pinceaux en devenant frère avec lui. Il travaillait beaucoup, avec une ardeur incessante, dans l’espoir essentiel de chasser de son esprit tous les douloureux souvenirs cruels qu’un quittant le monde il n’avait pu oublier… Non seulement il travaillait beaucoup, complétant son œuvre par mains morceaux dont nous ignorons la destinée, mais il continuait à participer au mouvement général des arts. C’est ainsi qu’en 1479-1480 l’Augustin de la forêt de Soigne se rendit à Louvain pour y estimer et expertiser, à la demande du magistrat communal, des tableaux de Thierry Bouts.

Des historiens et des essayistes ont prononcé le nom de Van der Goes à propos du Bréviaire Grimani conservé à la « Biblioteca Marciana », à Venise. Selon eux, et l’ancien archiviste de la ville de Bruxelles est parmi ces derniers, quelques-unes des merveilleuses miniatures qui constituent ce volume incomparable auraient été exécutées par le maître gantois. Leurs hypothèses très logiques sont basées sur ce fait que non seulement les sujets de plusieurs de ces enluminures sont ceux qu’affectionnait Van der Goes, mais que l’une d’elles porte les initiales de l’artiste : V. G., tracées sur la banderole d’une trompette. Deux des plus belles planches du recueil, en grande partie dû ; assure-t-on, aux pinceaux prestigieux de Memling et de Van der Weyden, nous montrent l’Adoration des bergers et la Vierge avec l’enfant Jésus. Or, l’unique tableau absolument authentique de Van der Goes, celui de la chapelle Sainte-Marie-la-Neuve, représente aussi l’Adoration des bergers. Et c’est encore l’Adoration des mages qu’interprètent les ouvrages attribués au maître conservés à Padoue et à Berlin.

Particularité remarquable, la seconde de ces deux miniatures rappelle singulièrement le faire de la Madone conservée à Munich sous le nom de Van der Goes. Si celui-ci est vraiment l’auteur du tableau de la Pinacothèque, ce qu’il est judicieusement permis de croire, il a également peint les pages du bréviaire Grimani. Les deux œuvres sont de la même main : il suffit d’en comparer les photographies pour en être convaincu. Non seulement les draperies sont disposées avec un pittoresque analogue, non seulement le dessin des mains de la Vierge et le corps du divin Enfant possède une netteté pareil, mais le visage de la mère du Christ est presque identique, bien que différemment posé. Un même modèle, dirait-on, a servi pour les deux figures ; elles sont sœurs, et un identique sentiment de bonheur, une semblable paix règnent sur ce grand front un peu penché.

Nous n’en voulons tirer aucune conclusion. Notre désir n’est pas de participer à ce débat, mais bien d’en ouvrir un autre, bien plus important et moins insoluble, car ici nous serons servis par des circonstances précises. Il s’agit aussi de miniatures, ornant non pas un volume, mais cinq vastes registres qui passent à juste titre pour les manuscrits capitaux du XVe siècle. La plupart des vieux écrivains ont consacré des notices aux travaux de Jean Gillemans, moine de Rouge-Cloître, réunis en neuf épais volumes : cinq de ces volumes constituaient les vies des saints du Brabant, composés et écrites de la propre main du savant hagiographe. Ils étaient ornés de nombreuses peintures, d’une finesse extrême et qui faisaient la surprise et le charme de tous ceux qui visitaient le monastère sylvestre fondé par Égide-Olivier et Guillaume Dancels. Quel était l’auteur de toutes ces compositions ravissantes, retrouvées naguère ? Un seul artiste peut les avoir exécutées : Van der Goes lui-même.

Nous allons justifier notre opinion par des faits positifs, Hugues entra au couvent en 1476, onze ans après avoir été admis à Gand dans la corporation des peintres ; il y mourru en 1482. Or, Jean Gillemans, qui était à cette époque sous-prieur, succomba cinq années après l’artiste infortuné. Ces deux grands hommes ont donc vécu côte à côte pendant six ans. Me semble-t-il pas certain, voire indiscutable, que le pieux hagiographe ait fait appel à la collaboration de son célèbre compagnon pour illustrer les livres qu’il venait d’écrire, dont la rédaction l’occupait même encore lors de la venue à l’abbaye du peintre fuyant le monde ?

Cette hypothèse est d’autant plus vraisemblable que Van der Goes était le seul peintre contemporain capable de commencer et de mener à bonne fin pareille entreprise. Les frères Van Eyck étaient morts depuis une quarantaine d’années ; Roger Van der Weyden avait succombé en 1462 ; Hans Memling œuvrait à Bruges dans l’ivresse de sa jeune gloire. À Bruxelles, Hugues Van der Goes n’avait point de rival, point même de disciple. Les scriptoria monastiques de la forêt de Soigne comptaient, à vrai dire, de son temps des enlumineurs ; mais c’était plutôt des ornemanistes que des compositeurs. Et l’atelier de Rouge-Cloître, moins célèbre que ceux de Groenendael et de Sept-Fontaines, n’avait que des copistes, que des calligraphes. Ayant Van der Goes sous la main, — si nous pouvons nous exprimer ainsi, — Jean Gillemans se sera bien gardé de chercher autre part un enlumineur qui ne l’eût satisfait que médiocrement. On pourrait objecter qu’on ignore si vraiment Van der Goes a pratiqué la miniature ; mais tous les peintres gothiques étaient à proprement parler des miniaturistes, comme ce fut le cas aussi pour les