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vraiment digne de ce nom n’exprime bien que ce qu’il a ressenti lui-même et éprouve de grande difficultés à rendre un sentiment étranger à son propre caractère. Il est remarquable qu’en raison même de cette disposition, dont j’ai parlé plus haut, à ne pouvoir soupçonner le mal, Franck ne réussit jamais à exprimer d’une façon satisfaisante la perversité humaine, et dans toutes celles de ses œuvres où il fut forcé de traiter des sentiments comme la haine, l’injustice, — le mal en un mot, — ces parties sont incontestablement de beaucoup les plus faibles ; il suffira, pour s’en convaincre, de lire les chœurs des injustes et des révoltés dans les Béatitudes, ainsi que le rôle de Satan dans le même ouvrage.

Il est donc tout naturel qu’en dehors de la musique pure, genre dans lequel il excella plus que pas un des musiciens français modernes, César Franck fut porté par un talent que sa sincérité rendait conforme à son caractère vers la peinture des scènes bibliques ou évangéliques, Ruth, Rébecca, Rédemption, Les Béatitudes, L’Ange et l’Enfant, La Procession, La Vierge à la crèche, dans lesquelles de radieuses théories d’anges, comme en purent rêver un Filippo Lippi ou un Angelico, viennent se mêler à d’admirables justes pour chanter les perfections du Très-Haut.

Même lorsqu’il traita des sujets profanes, Franck ne put se départir de cette conception angélique. Ainsi il est une de ses œuvres qui est en ce sens particulièrement intéressante, je veux parler de Psyché, où il voulut paraphraser musicalement le mythe antique. L’œuvre est divisée en parties chorales où les voix font rôle de récitant en racontant et commentant la fable, et en morceaux d’orchestre seul, petits poèmes symphoniques destinés à peindre le drame même qui se déroule entre Psyché et Éros. Or, sans parler des ravissantes parties descriptives, comme l’Enlèvement de Psyché par les zéphyrs ou l’Enchantement des jardins d’Éros, la pièce capitale de l’œuvre, le duo d’amour, pourrait-on dire, entre Psyché et Éros, ne m’est jamais apparue que comme un dialogue éthéré entre l’âme, telle que la concevait le mystique auteur de l’Imitation de Jésus-Christ, et un séraphin descendu des cieux pour l’instruire.

D’autres maîtres appelés à illustrer musicalement ce même sujet n’auraient pas manqué de chercher à dépeindre les uns l’amour physiologique sous ses aspects les plus réalistes, les autres de l’érotisme discret. Je crois que Franck a su choisir la meilleure part et j’oserai même affirmer qu’en agissant ainsi presque inconsciemment, il a serré de plus près la véritable signification de l’antique histoire qui eut de si nombreux avatars dans la poésie médiévale et même dans les temps modernes, jusque et y compris Lohengrin. C’est peut-être en raison de cette tendance sainement mystique de son talent que les opéras du maître, tout en renfermant de la très belle musique, sont loin d’être des œuvres aussi complètes que ces pièces vocales ou instrumentales.

Si je passe maintenant à un point de vue plus spécialement musical, je dirai que la véritable caractéristique du talent de Franck consiste en trois notes bien tranchées : la noblesse expressive de la phrase mélodique, la nouveauté de l’harmonie et l’inattaquable solidité de l’architecture musicale.

César Franck était un mélodique dans la plus haute acception du terme. Chez lui, tout chante et chante constamment. Il ne faudrait pas plus concevoir sa musique sans une ligne mélodique très nette et aux contours très choisis qu’Ingres aurait pu concevoir la peinture sans un impeccable dessin. Et cette mélodie emprunte une grande partie de son charme expressif à l’entente de la grande variation telle que seuls Bach en ses chorals d’orgue, et Beethoven en ses derniers