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plus belle des trois. Le début de l’allegro con spirito est superbe, d’une allure fière et majestueuse. Sous une délicieuse broderie en doubles croches liées se distingue ensuite un intéressant marcato de la basse. Dans trois autres passages de cette première partie, un trait en croches détachées confié à la main gauche est le chant principal. Plus fréquent chez Mozart que chez Haydn, les chants de la basse se retrouvent couramment dans les œuvres de Beethoven qui a su en tirer des effets prodigieux. Peu après, s’élève un chant en si bémol d’une fièvre envolée, chaque instrument le dit et l’accompagne successivement en doubles croches. Pour le violon cette succession de groupes de quatre doubles croches, dont deux sont liées et deux détachées, est d’une exécution peu facile en raison de la nécessité presque constante d’attaquer chaque double croche sur une corde différente. Le piano et le violon commencent aussitôt à se renvoyer des traits en sextolets liés d’une fougue débordante. Des accords fortissimo de violon sur le premier et le troisième temps, impriment au début de la deuxième reprise un caractère de grande énergie. Au cours de cet allegro con spirito si vigoureusement traité, se trouve enchâssé un bijou de l’essence la plus délicate. Un chant de huit mesures en ut bémol majeur est dit à l’unisson par le violon et la main droite du piano, soutenu par une batterie en doubles croches de la main gauche. Il n’est rien de plus idéalement tendre et douloureux à la fois. Cette courte pensée — sans doute une plainte amoureuse de notre grand homme qui eut toute sa vie dans le cœur une passion le plus souvent malheureuse — émeut profondément. Cette fois Beethoven s’empresse de dissiper cet accès de sensibilité, il fait un puissant effort et attaque brusquement le thème fier et énergique du début.

L’adagio con molt’expressione en 3/4 et en ut majeur et d’une beauté de premier ordre. Quelle largeur de style, quelle admirable élévation de sentiments dans la phrase initiale ! Un autre chant de violon débute en ut majeur, module en la bémol, puis en ré bémol, etc…, un murmure en triples croches du piano l’accompagne. Ce simple chant produit une émotion profonde. Il remue les fibres les plus intimes de notre cœur au point de faire couler les larmes. Cet adagio est une page sublime. La musique pure, à l’aide de deux seuls instruments, atteint à une prodigieuse puissance d’expression.

Le rondo allegro molto d’un rythme carré est gai et plein d’entrain. Un trait de piano en sol bémol puis en si bémol mineur séduit par sa délicatesse et sa légèreté. Ce final alerte succédant à l’adagio si expressif, c’est du rire après les larmes.

En résumé ces trois sonates (œuvre 12) peuvent rivaliser avec toutes les autres œuvres écrites par Beethoven à la même époque. La première est un joyeux rayon de soleil. La seconde traduit éloquemment les sentiments les plus divers. La troisième est de tout premier ordre.

Leur mérite ne fut guère apprécié par les critiques contemporains. Rochlitz avait fondé en 1798 à Leipzig une gazette musicale, publiée par la maison Breitkopff et Härtel ; Beethoven y fut éreinté à l’occasion de ces trois sonates. « C’est, disait la docte gazette, un fouillis inextricable d’où l’on ne sort qu’au prix des plus — épouvantables fatigues. » Elle ajoutait plus loin : « Il est incontestable que M. Beethoven suit une route qu’il s’est frayée lui-même, mais quel chemin rempli de ronces et d’épines ! de la science ! de la science ! toujours de la science ! et pas l’ombre de naturel ou de mélodie. Encore cette science dont on fait parade est-elle un véritable chaos où les clartés de la méthode n’ont pu glisser un rayon de lumière. C’est un effort perpétuel auquel