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au concert. Je n’ai pas à répéter ici l’œuvre énorme de Wagner ; dans l’immense sillon, creusé par le génie de ce colosse, le drame musical apparaît maître indiscuté des scènes modernes et du public contemporain, vainqueur, presque sans combats, commodément installé sur les ruines du vieil opéra national. Sous l’influence de cet élargissement de cadre et de but, notre musique se socialise ou, si vous préférez, se libéralise. Ébauché par les Primitifs, développé par Bach, Gluck et Wagner, ce geste s’amplifie magnifiquement avec Franck et d’Indy, qui introduisent pour la première fois, dans notre conception symphonique, la Charité et l’Amour, mettant ainsi à la portée de tous les épris de beauté, riches d’une ardente et noble curiosité, mais pauvres, souvent, d’une instruction sommaire et d’une éducation incomplète, les trésors de l’art, jusque-là réservés à une seule élite. C’est à cette noble et fière conception de l’artiste « destiné à servir et à contribuer, par ses œuvres, à l’enseignement et à la vie des générations, qui viendront après lui »[1], que se rattache la grande « Action musicale », entreprise et menée à bonne fin par les vaillants fondateurs de la Schola Cantorum, propagateurs du Beau et apôtres désintéressés de l’éducation et de la décentralisation par la musique ; des chefs-d’œuvre avaient servi de point de départ à cet élan d’enthousiasme et d’ardeur juvéniles : la Rédemption, du père Franck, le plus pur des croyants, les Béatitudes, du même génial auteur, pages mystiques, d’une adorable ferveur. D’autres chefs-d’œuvre furent éclos, dans la même atmosphère de piété et de sacrifice, le Chant de la Cloche, l’Étranger, et surtout l’admirable Cours de Composition, de Vincent d’Indy, ouvrage d’un penseur et d’un apôtre, monument destiné à révolutionner l’esthétique musicale, condamnation sans appel de l’enseignement officiel des Conservatoires. Car, ne vous y trompez pas, telle est la voie, large et claire, où semble actuellement s’engager une notable partie de notre musique française, pour la plus complète réalisation de la devise de l’Etranger : « Aimer les autres, servir les autres, voilà ma seule joie, mon unique pensée. »

En disant que notre Art national se libéralise, dans le sens que je viens d’indiquer, je ne prétends pas d’ailleurs, qu’il s’affranchisse de toutes règles. Jamais, au contraire, nos compositeurs ne furent aussi soucieux de la justesse de l’expression, de la richesse de la forme, de l’adéquation complète de la parure musicale avec l’idée du poème. Mais notre musique, jadis art de luxe, art pour riches, s’humanise, au contact des douleurs de la vie ; grande sœur, avide de dévouement, elle s’incline vers nos misères innombrables et s’attendrit au spectacle de nos faiblesse. C’est ainsi, je le répète, qu’il convient d’interpréter le programme éducateur si élevé de la Schola, l’émouvant symbole de l’Étranger, ainsi que les aspirations de Louise, l’œuvre si pittoresque de Charpentier, dangereuse peut-être, quant à la doctrine, mais belle de générosité insouciante et de juvénile spontanéité.

J’ai parlé d’ouvrages symphoniques modernes, se rattachant au concert, non au théâtre. En arrivant ainsi au domaine de la musique pure, je crains de m’être laissé entraîner par la fécondité du sujet, séduire par l’idée engageante de la généralisation. Il semble téméraire de vouloir expliquer, par une évolution analogue, l’éclosion vigoureuse du poème symphonique moderne, la conception du drame musical wagnérien, la naissance de la Schola et du Lied français. Un point commun rattache cependant ces genres a priori très différents : l’émancipation ou la socialisation de la musique, dans le sens où je l’ai expliqué plus haut. Effrayés peut-être par les hauteurs ver-

  1. Vincent d’Indy. — Cours de Composition.