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tigineuses où Bach et Beethoven avaient pu porter la conception symphonique, et découragés par l’ultime perfection de tant de nobles chefs-d’œuvre, les compositeurs abandonnèrent insensiblement le domaine, aride et sévère, de la pure symphonie, pour les régions fertiles et alors inexplorées du poème symphonique. Les musiciens de l’École Russe, notamment, furent séduits par l’éblouissante perspective de contrées immenses à exploiter, où leur luxuriante imagination et leur fantaisie brillante d’Orientaux du Nord pussent, à leur aise, se dépenser, dans une libre insouciance du cadre et du plan symphonique. Il est presqu’inutile, à ce sujet, que je rappelle à votre mémoire les nostalgiques impressions, notées par Borofine, dans la délicieuse Petite Suite, ou l’admirable tableau Dans les Steppes de l’Asie Centrale. Vos oreilles ne peuvent avoir oublié les débauches orchestrales d’Antar, la prestigieuse symphonie descriptive de Rimsky-Korsakow non plus que les ouvrages similaires de César Cui ou le Balakirew. Antérieurement, Berlioz, en France, Liszt, en Allemagne, avaient tracé la voie aux esprits curieux de nouveauté et de pittoresque, mais ce n’est guère que beaucoup plus tard que la Fantastique ou Harold, les Préludes ou Mazeppa obtinrent auprès du public des grands concerts, un regain de popularité dû au romantisme un peu clinquant d’une fantaisie échevelée. Entre temps Saint-Saëns profitait — ingénieusement et génialement — de la découverte de ses devanciers et faisait applaudir d’indiscutables chefs-d’œuvre : la Danse Macabre, Phaëton, le Rouet d’Omphale, la Jeunesse d’Hercule.

Puis ce fut le triomphe du vérisme et du coloris le plus chatoyant, avec les célèbres Impressions d’Italie, de Charpentier, et, plus récemment, l’impressionnisme débussyste avec les Nocturnes, le Prélude à l’Après-midi d’un Faune, la Damoiselle Elue[1]. Les tendances audacieuses de ces derniers ouvrages, ainsi que la réclame tapageuse et vraiment excessive, faite ces derniers mois autour du génie déséquilibré de Berlioz, semblent avoir provoqué quelque émotion, parmi les fidèles d’une forme séduisante, certes, mais dangereuse par l’extériorisme même de ces qualités et les abus qu’elle peut entraîner. Et, de fait, la jeune École française, issue de Franck et de d’Indy, n’a pas hésité à abandonner une voie encombrée de non-valeurs habiles à pasticher des procédés devenus communs, des formules faciles et vides. Grâce à des jeunes et déjà célèbres talents (les récents succès, remportés par MM. Guy-Ropartz, Henri Rabaud et Witkowski, en sont une preuve irréfutable) nous revenons peu à peu à un art plus sincère et moins clinquant, plus profond aussi et plus vrai, par ce qu’il présente d’intime et d’éternellement humain.

De semblables qualités rendent infiniment durable la conquête du « lied » moderne : de même que notre esthétique dramatique s’écarte de plus en plus de la conception, qui nous valut la Norma, Guillaume-Tell, ou La Favorite, ainsi sous l’influence de Schubert, Schumann et Grieg sont à jamais disparues du domaine musical la sentimentalité pleurarde et l’incohérente vacuité de la romance de nos père. Qui songe encore à feuilleter les mélodies de Mlle Eugénie Mathieu ou de la Baronne de Rothschild ? Et les innombrables recueils de Meyerbeer, Georges Itasse ou Th. Dubois, qui donc en conserve la mémoire ? Si les excès mêmes du poème descriptif nous ont mis en garde contre de trop habiles et grossières contrefaçons, pour nous faire aimer davantage

  1. Nous laissons volontairement de côté, dans ce rapide historique d’un genre déjà peut-être en décadence, l’œuvre considérable de l’Allemand Richard Strauss, dont le grand talent ne semble pas devoir fonder une école, digne de continuer les traditions de la belle École Germanique, si déchue aujourd’hui de son ancienne splendeur.