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les beautés plus immatérielles et plus sûres de la symphonie, il semble désormais impossible d’abandonner la forme parfaite créée par Schubert, amplifiée et popularisée par Schumann et Grieg. Toutefois l’évolution de notre goût national paraît somnoler encore à mi-chemin.

Si les jeunes filles, dans les derniers salons où l’on chante[1], n’osent plus roucouler la Valse de Faust, Sombres Forêts ou La Colombe de Gounod, elles se laissent encore volontiers séduire par les grâces expertes de M. Massenet, les élans passionnés de feu Mme Holmès ou les lieux communs de M. Tchaïkowski. Pour ma part, je sais tel Noël Païen et telle Sérénade, non détrônés de sitôt, auprès de musiciennes d’ailleurs excellentes. Il faudrait pourtant bien que l’on sache que — depuis les Enfants ou les Coccinelles, que même depuis les adorables Roses d’Ispahan du Maître et créateur incontesté du Lied français — nous avons fait du chemin et que notre bagage artistique national s’est considérablement augmente sinon perfectionné, en musique de chambre. Caractériser ce mouvement, en marquer les étapes principales et définitives, parmi la diversité des points de vue et les différences des formules, tel est le but que nous nous proposons dans cette étude. Malheureusement, les documents manquent encore, tant l’évolution fut lente et régulière, sous l’influence de la symphonie, du drame musical et surtout du poème descriptif. Et comment expliquer chez un même musicien de Lied — prenons, par exemple, M. Fauré, le plus exquis de nos Minnesinger modernes — la transformation du but précis et de l’esthétique générale, quand nous passons, d’une manière ancienne, encore soumise aux inévitables contingences de l’École, à une conception, plus vaste de la mélodie et du poème chanté ? Certes, la facture et les qualités d’inspiration de la nostalgique Chanson du Pêcheur (op. 4), du Chant d’Automne (op. 5) ou, de l’Absent sont loin d’égaler — malgré une belle sincérité d’accent et de délicieuses trouvailles harmoniques — l’ampleur puissante et l’étonnant lyrisme de la Bonne Chanson ; mais comment « expliquer » et non « constater » de si profondes différences ? La question se pose, plus générale, à propos de la formation du Lied lui-même et de ses rapports artistiques avec ses ancêtres plus ou moins lointains, la Chanson populaire — toujours vivante, d’ailleurs, et d’un caractère très spécial — et la Romance heureusement disparue de la vie moderne.

Il n’est pas difficile de sentir le monde, qui sépare les Mélodies de Bizet, d’ailleurs délicieuses, des Proses lyriques de Debussy ou des Enfantines de Moussorgski ; il semble impossible de donner quelque définition, résumant le chemin parcouru et caractérisant les genres, différents, certes, mais non opposés, quant à l’essence même du postulat artistique. Je laisse à de plus doctes le soin de résoudre un problème des plus captivants et des plus actuels, et me bornerai à noter les contradictions apparentes et le progrès réel. Autant le convenu et l’artificiel triomphaient dans la Romance, banale et souvent en complet désaccord avec la poésie, qui en était le prétexte, non l’essence, autant le Lied, produit du sol natal, tient à nos fibres les plus secrètes, par de fréquents emprunts aux vigoureuses floraisons des thèmes nationaux, autant son domaine naturel est vaste, fait d’espace libre et d’apparente insouciance des seules limites que la raison et le goût imposent à son extension infinie. Si la Romance était le cadre étroit, l’enveloppe vulgaire, le Lied ne serait-il point le tableau lui--

  1. Car l’habitude se perd — chez nombre de musiciens — de « faire de la musique » ; on se contente, aujourd’hui de « causer musique », ardemment d’ailleurs, sur la foi des critiques et souvent sans connaissance sérieuse des œuvres.