Page:Revue Musicale de Lyon 1904-05-04.pdf/2

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
326
revue musicale de lyon

La justesse de ces observations s’accroît de la saveur piquante d’un mélancolique aveu, si l’on observe qu’elles émanent d’un mathématicien et d’un savant, qui a écrit les Lieder les plus spirituels, les moins scolastiques, dirais-je les plus « mondains » ? que je connaisse. M. Kœchlin est en effet un polytechnicien, qui a su merveilleusement concilier l’aridité des formules algébriques et le froid idéalisme des problèmes d’analytique avec les grâces félines de l’art fauréen et les subtilités précieuses des poèmes d’Edmond Haraucourt ou le coloris chatoyant du vers de Gautier.

Né à Paris, d’une famille de notables industriels alsaciens[1], Charles Kœchlin, après être sorti de l’École Polytechnique, ne put résister au penchant involontaire qui l’entraînait vers la musique et entra au Conservatoire, où il travailla avec Taudou, l’harmonie, avec Massenet et André Gedalge, puis avec Fauré, la fugue et la composition. Quand il consent à s’attarder quelque peu sur lui-même, M. Kœchlin n’a point assez de mots injurieux pour accabler une existence, qu’il juge terne et sans gloire : « C’est celle — me disait-il — d’un « bon élève », d’un « fort en thème », qui s’est mis aux mathématiques après les humanités ; mais qu’y faire ? Et j’espère, du reste, que tout cela ne m’obligera point à écrire de la musique de « maître d’école ». Certes, il est permis de regretter que M. Kœchlin ne se soit pas adonné plus tôt à l’art, qui depuis lui valut des succès aussi flatteurs ; mais j’estime que les admirateurs de ce talent, fin et délicat, auront vite fait de rassurer M. Kœchlin sur les qualités tout aimables et nullement pédantes de tant de pages, exquises de distinction et de bon goût. J’irai même jusqu’à prendre que M. Kœchlin se montrerait perspicace, en se méfiant de trop vifs succès mondains (le délicieux Rondel, intitulé Le Thé n’a-t-il pas fait le tour des salons parisiens ?) qui pourraient amollir la virilité de son style et l’élégante puissance de sa personnalité artistique. Qu’il ne craigne pas de s’adresser au gros public, dont on ne saurait trop déplorer à son sujet, l’incompréhensible ignorance ! En musique, comme ailleurs, ce sont toujours les astres, dont l’éclat est le plus cru, la lumière la plus aveuglante, qui attirent les regards de la masse, mal prévenue, et que, seuls, savent captiver les grossiers artifices de la réclame et du fait-divers.

À des contingences d’un ordre plus élevé est assujettie la personnalité de l’élégant compositeur qui nous occupe. Élève de Massenet et de Fauré, M. Kœchlin a su admirablement s’assimiler les qualités de ces illustres maîtres, tout en conservant un charme spécial aux faces, diverses et intéressantes, de son talent. Son début, dans la carrière de musicien, fut un succès notable, avec la première série des Rondels de Th. de Banville, où il voulut, je pense, satisfaire ses goûts de lettré et d’artiste, en ciselant d’adorable musique les vers charmants d’un poète qui est lui-même un orfèvre. La tentative était délicate, sinon dangereuse, car le moyen de retoucher sans le détériorer un objet d’art, d’ajouter quelques teintes plus galantes à une miniature de Watteau, sans courir le risque grave de faire, d’une marquise Pompadour, une marchande de poissons déguisée ?

Comment s’y prit M. Kœchlin pour ne point trahir le modèle, qu’il s’était proposé ? Je ne vous le dirai point, ignorant

  1. Par une sorte de charmante coquetterie à rebours, M. Kœchlin semble se refuser à vouloir donner la date exacte de sa naissance. Non, ne m’appelez ps « maître » — nous disait-il, en souriant. — Outre que l’on a toujours bien à apprendre, et qu’on n’est en réalité qu’un « élève », en face des grands maîtres, cela vieillit d’être un « jeune maître » (les « jeunes » ont de 40 à 55 ans…) — et je commence à être à l’âge où l’on veut se rajeunir… »