Page:Revue bleue, tome XLVIII, 1891.djvu/669

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rez çà et là de petits grains tout durcis : ce seront des vérités. Pendant des dizaines d’années il vous faudra ramasser des poignées de mensonges, pour ne pas mourir de faim. Et si vous semez ces petits grains que vous aurez trouvés, alors peut-être, peut-être, récolterez-vous un jour une moisson. Mais c’est ce que personne ne peut vous promettre, sans être un fanatique.

Le vieillard. — Ami, ami, mais tes paroles aussi sont d’un fanatique !

Pyrrhon. — Tu as raison. Je veux me méfier de toutes les paroles.

Le vieillard. — Mais alors tu en seras réduit à te taire ?

Pyrrhon. — Je dirai aux hommes que je dois me taire, et qu’ils doivent se méfier de mon silence.

Le vieillard. — Ainsi tu recules devant ton projet ?

Pyrrhon. — Au contraire, tu m’as montré la porte par où je dois passer.

Le vieillard. — Je ne sais pas, alors, si nous nous comprenons bien ?

Pyrrhon. — Il est fort probable que non.

Le vieillard. — Pourvu seulement que tu te comprennes toi-même !

(Pyrrhon s’agite et rit.)

Le vieillard. — Ah ! ami, de te taire et de rire, est-ce maintenant toute ta philosophie ?

Pyrrhon. — Ce ne serait pas la plus sotte.

Voilà, n’est-ce pas, de singuliers raffinements de scepticisme ; et l’on peut d’avance imaginer les résultats que donnera une enquête philosophique entreprise avec de pareilles dispositions.

V.

« Au commencement était le non-sens ; et le non-sens venait de Dieu, et le non-sens fut Dieu. » C’est Nietsche lui-même qui a résumé dans cette formule l’évolution de l’univers. « La philosophie, dit-il ailleurs, se trouve maintenant ramenée au point où elle était il y a deux mille ans : elle est obligée d’expliquer comment les choses naissent de leur contraire, par exemple le mouvement de l’inertie, la raison de l’irrationnel, la logique de l’illogique, l’altruisme de l’égoïsme, la vérité de l’erreur : problème que pendant deux mille ans les métaphysiciens ont trouvé plus commode de nier… » Et quand la métaphysique serait parvenue à définir la chose en soi, ce serait encore comme si elle n’avait rien fait. « Ce n’est pas le monde en soi, c’est le monde en tant que représentation, donc en tant qu’erreur, qui a de l’intérêt pour nous. Connaître la chose en soi nous importe aussi peu qu’il importe peu à des passagers qui se noient de connaître la composition chimique de l’eau de mer. »

La métaphysique est une illusion : elle a pour origine « un malentendu sur le rêve, où nous croyons découvrir la possibilité d’un monde différent de celui de la veille ». Mais elle est une illusion nécessaire, inévitable. « Le jeune homme a besoin de la métaphysique pour se sentir irresponsable, et pour trouver le courage de s’intéresser aux choses… »

La métaphysique est une illusion : la science en est une autre, plus misérable encore. Les diverses parties de la science peuvent paraître sérieuses et utiles : l’ensemble s’appuie sur l’absurde, et personne ne peut dire à quoi il sert. Si la métaphysique est née du rêve, la science a pour origine une duperie optimiste : « la croyance dans la valeur de la logique et dans l’utilité de la connaissance. »

Reste la religion. « Ces fausses affirmations des prêtres, qu’il y a un Dieu qui exige de nous le devoir, qui observe nos pensées et nos actes, qui dans tous nos malheurs ne cherche que notre bien : comme on aimerait à échanger cela contre des vérités aussi salutaires et aussi consolantes que ces erreurs ! Mais c’est l’élément tragique de notre destinée, que de telles vérités il n’y en ait pas ; notre tête et notre cœur sont désormais trop imprégnés du désir de la vérité pour croire à la religion et à la métaphysique, et d’autre part notre désir de vérité ne sert qu’à tarir en nous toutes les sources de satisfaction. » La foi religieuse, au surplus, n’a jamais existé : « Si l’humanité avait cru un seul jour aux dogmes religieux, à la justice de Dieu, au péché, à la possibilité d’une damnation éternelle, tous les hommes seraient aussitôt devenus prêtres, apôtres, ou ermites… Le christianisme a voulu empêcher les hommes de se mépriser les uns les autres en leur enseignant que tous étaient également pleins de péché ; mais chaque homme en a simplement tiré la conclusion qu’il n’était pas plus pécheur que les autres. »

Et voici où nous en sommes de la question religieuse : « Un matin les prisonniers entrèrent dans le préau où on les faisait travailler ; le gardien n’y était pas. Les uns se mirent au travail malgré cela, par habitude ; les autres restèrent immobiles et embarrassés. Alors il y en eut un qui s’avança et qui dit : « Travaillez ou ne faites rien, c’est tout de même : le gardien de la prison connaît vos crimes secrets et va bientôt vous châtier. Mais écoutez : je ne suis pas l’un de vous, je suis le fils du gardien de la prison. Je puis, je veux vous sauver, mais seulement ceux d’entre vous qui croiront que je suis le fils du gardien de la prison ». Après un silence, un vieux prisonnier lui demanda : « Mais en quoi cela peut-il importer que nous croyions ou non à ce que tu dis ! Si tu es vraiment le fils du gardien, sauve-nous tous »… « Et moi, dit un jeune prisonnier, je ne crois pas à ce qu’il prétend : c’est une idée qu’il s’est fourrée dans la tête. Je parie que dans huit jours nous serons encore ici, et que le gardien ne sait rien. — Et s’il a jamais su quelque chose, maintenant il ne sait plus rien, ajouta un prisonnier