Page:Revue de Paris, 40è année, Tome IV, Juil-Août 1933.djvu/117

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se pose la question de Baudelaire, et que son influence se propage. Tout se passe comme si la tétrarchie des Parnassiens était réduite après 1870 au triumvirat des derniers tétrarques, Leconte de Lisle, Banville, Baudelaire.

les derniers tétrarques

Leconte de Lisle, qui avait dépassé la cinquantaine en 1870, et qui mourut en 1894, neuf ans après avoir remplacé Victor Hugo à l’Académie, occupa pendant ses dernières années une situation généralement reconnue de prince des poètes. La gloire lui vint très tard. Depuis une enfance opprimée par un père sévère, jusqu’à soixante ans, il connut des déceptions et des humiliations qui renforcèrent, si elles ne le créèrent pas, son pessimisme.

Si le mot de déraciné, dont on a fort abusé, convient à quelqu’un, c’est à Leconte de Lisle. Élevé durement dans une île à esclaves, il avait rompu à trente ans toute relation avec elle et avec les siens. Il n’eut plus de patrie que la terre de ses études, de sa pensée, de sa langue. Déjà la France de 1848, les milieux phalanstériens, le bouillonnement démocratique, le monde d’idées où il vécut de vingt-huit à trente ans avaient pris figure d’alibi magnifique pour le jeune créole. Il en fut de même, bientôt, de sa Grèce utopique et paradisiaque, faite seulement de belles formes, de grands dieux, de héros stellaires, de vierges dans du blanc, splendides et savantes.

Le mal, pour Barrès, c’est d’être soumis à des disciplines qu’on n’a pas choisies. Le créole Leconte, en France, a trouvé des disciplines, les a aimées, les a choisies. Non les disciplines sociales dont la Réunion, la colonie à esclaves, lui a enlevé le goût, mais les disciplines de l’esprit et celles de la forme.

Pour Leconte de Lisle, la science propre au poète est la science des mythes. Les romantiques lui avaient frayé la voie. Ils avaient créé les plus beaux mythes de notre poésie, Vigny avec les Poèmes, Lamartine avec la Chute d’un Ange, et Hugo n’attendit pas le Satyre ou la Fin de Satan pour donner cours à une extraordinaire imagination mythopoétique. L’épopée en prose était entrée dans le jeu, avec Ahasvérus, et en 1848 le jeune Flaubert achevait la mise en état