Page:Revue de Paris, 40è année, Tome IV, Juil-Août 1933.djvu/118

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

de ce vaste répertoire de mythes qu’est la Tentation de saint Antoine. Voilà dans quelle température est éclose en 1848 la poésie de Leconte de Lisle, qui donne en 1852 les Poèmes antiques, en 1854 les Poèmes et Poésies, en 1862 les Poésies barbares. Ces mythes, il entend les puiser aux sources, les exposer en vers avec exactitude, tels que les anciens peuples, Hindous, Grecs, Celtes, Finnois, les ont inventés et exprimés. Il attache une grande importance à ce côté technique, historique, livresque, de sa poésie. Il croit qu’il a mis là une sorte de point final à la poésie française. En 1852, dans la préface des Poèmes antiques, il écrivait que, l’art ayant perdu la spontanéité intuitive, « c’est à la science (celle des mythes) de lui rappeler le sens de ses traditions oubliées ». Et quarante ans après, il déclare à l’auteur de l’Enquête sur l’Évolution littéraire que cette exploitation des mythes était tout ce qui restait de champ nouveau devant la poésie française, qu’il l’a prise, et que tout est fini !

On comprend que des études sur les Sources de Leconte de Lisle soient tout indiquées pour des étudiants en quête de sujets de thèse. Par là le poète, contemporain de Flaubert, appartient solidement à l’historicisme du XIXe siècle. Comme Flaubert il est un passionné du décor, qu’il essaie d’incorporer à la plastique et au physique de sa strophe. Comme Flaubert il se jette dans les siècles anciens, dans les livres, pour échapper à son temps, qu’il hait, pour fournir un alibi ou un calmant à son indignation. Comme Flaubert il a procuré à une ou deux générations des secrets de style, des principes formels. Et plus que Flaubert il a été bousculé par ses successeurs, par les poètes symbolistes que n’intimidait point son terrible monocle, qui virent parfois en lui l’abbé Delille du mouvement romantique, et qui le traitèrent de bibliothécaire pasteur d’éléphants.

Le bibliothécaire, j’entends le rédacteur éclatant des mythes antiques, est aujourd’hui un peu oublié. La fin du roman historique et le déclin du style plastique ont nui à cette poésie décorative, à cette épopée descriptive, à ce cliquetis savant de noms propres dont l’orthographe aux lettres parasites fait l’effet d’un déguisement : les Khiron et les Klytaimnestra restent gauches, aujourd’hui, avec leur plume dans le nez.