Page:Revue de Paris, 40è année, Tome IV, Juil-Août 1933.djvu/128

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la précision, tel qu’il n’y en a peut-être pas d’autre exemple dans la poésie française.

À vingt-six ans, en 1865, quand il avait publié ces Stances et Poèmes, dont il n’y a guère à retenir que les cinquante premières pages, une vingtaine de petites pièces en quatrains d’octosyllabes, intitulées la Vie intérieure, ce titre découvrait un royaume neuf. Une pensée secrète, en chacun de ces stricts poèmes, est retenue, cernée d’un trait net, amenée à l’être en quelques mots justes, en un discours cohérent et en une ligne musicale. Cette union de la délicatesse poétique, de la vérité psychologique et d’une extrême précision logique avait beau ne guère avoir de précédents, elle n’en appartenait pas moins très exactement au génie immanent de la poésie française. On songe à un Racine qui à Port-Royal eût été élevé chez les géomètres au lieu de l’être chez les hellénistes.

Les Épreuves et les Solitudes avaient confirmé en 1866 et 1869, sans l’étendre beaucoup, sa maîtrise du royaume intérieur et sa découverte de la précision. Les Vaines Tendresses, en 1875, marquèrent le zénith de cette poésie, suivi en 1878 de cet autre Zénith, le poème de la conquête de l’air, du progrès par la science, inspiré à Sully Prudhomme par l’ascension meurtrière du ballon de ce nom. Cette longue allégorie (son esprit de précision rend Sully Prudhomme incapable de traiter le mythe) est pleine d’éloquence romantique. Ce ballon dans l’espace prend bellement, et sur les mêmes rythmes, et dans le même esprit, la suite de la Bouteille à la Mer. Il n’est indigne ni du vaisseau aérien de la Chute d’un Ange, ni du Plein Ciel de Victor Hugo, et c’est après tout le meilleur poème de circonstance qui, dans la guerre comme dans la paix, ait été écrit sous la Troisième République.

Comme Lamartine et Hugo, Sully Prudhomme, devenu illustre, tenta la chance de laisser derrière lui un ou deux grands poèmes épiques. La Justice est un dialogue de dix chants entre un chercheur qui parle en sonnets et une voix qui répond en quatrains ; elle part d’une belle pensée, on la lit avec respect, on y prend idée de ce que serait le grand poème civique d’une république de professeurs. On l’imagine comme le texte préféré de l’école normale de Sèvres, au temps de