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LE FEU

tagnes interrompt pour quelques instants l’horreur du drame ; la sérénité agreste donne une trêve à l’épouvante humaine. Tu te rappelles ? Tâche de te représenter la strophe à la façon d’un cadre qui comprendrait entre ses lignes une série de mouvements corporels, une expressive figure de danse que la mélodie animerait de sa vie parfaite. Voilà, évoqué devant toi, l’esprit de la Terre dans le dessein essentiel des choses ; voilà l’apparition consolatrice de la grande Mère commune sur le malheur de ses fils frappés et tremblants ; et voilà enfin une célébration de ce qui est divin et éternel, sur les hommes entraînés à la démence et à la mort par l’aveugle Destin. Tâche maintenant de concevoir comment ce chant m’a aidé à trouver pour ma tragédie les moyens de la plus haute et de la plus simple expression…

— Tu te proposes donc de rétablir le Chœur sur la scène ?

— Oh ! non. Je ne veux pas ressusciter une forme ancienne ; ce que je veux, c’est inventer une forme nouvelle, sans obéir qu’à mon instinct et au génie de ma race, comme firent les Grecs lorsqu’ils créèrent ce merveilleux édifice de beauté, à jamais inimitable, qu’est leur drame. Puisque, dès longtemps, les trois arts pratiques, la musique, la poésie et la danse, se sont séparés, et puisque les deux premiers ont poursuivi leur développement vers une supérieure puissance d’expression, tandis que le troisième est déchu, j’estime qu’il ne serait plus possible de les fondre en une seule structure rythmique sans ôter à tel ou tel d’entre eux le caractère propre et dominant qu’il a désormais acquis. En concourant à un effet commun et total, ils renoncent à leur effet particulier et suprême ; en somme, ils apparaissent diminués. Parmi les matières aptes à recevoir le rythme, la Parole est le fondement de toute œuvre d’art qui aspire à la perfection. Crois-tu que dans le drame wagnérien soit reconnue à la Parole toute sa valeur propre ? Et ne te semble-t-il pas que le concept musical y perde sa pureté primitive, par le fait qu’il dépend souvent de représentations étrangères au génie de la Musique ? Certes, Wagner a le sentiment de cette faiblesse, et il l’avoue tacitement lorsque, à Bayreuth, il s’approche d’un de ses amis et lui couvre les yeux avec ses deux mains pour que celui-ci s’abandonne entièrement à la vertu de la symphonie