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LE FEU

— Rien au monde ne me trouble et ne m’enflamme comme ces soudaines apparitions de la vertu du sang, — continuait le jeune homme, exalté par le souvenir de cette heure émue.

On entendit le long sifflet d’un train qui passait sur le pont de la lagune. Un souffle effeuilla entièrement une large rose blanche, dont il ne resta que la baie à l’extrémité d’une ronce. Les chiens s’approchèrent, se groupèrent, se serrèrent les uns contre les autres, frileux ; sous la peau fine, leurs os décharnés frissonnaient, et, dans leurs têtes allongées et plates comme celles des reptiles, reluisaient leurs yeux mélancoliques.

— Ne vous ai-je pas raconté, Stelio, de quelle manière sut mourir une femme du meilleur sang de France, justement dans une grande battue à laquelle j’assistais ? — lui demanda lady Myrta, en qui cette image tragique et lamentable avait été réveillée par l’expression qu’elle venait d’apercevoir sur le visage pâli de la Foscarina.

— Non, jamais. Qui était cette femme ?

— Jeanne d’Elbeuf. Soit imprudence, soit inexpérience ou d’elle ou du cavalier qui était à son flanc, elle fut blessée (jamais on ne sut par qui) en même temps que le lièvre qui passait entre les jambes de son cheval. On la vit tomber lourdement par terre. Nous accourûmes tous, et nous la trouvâmes là, sur l’herbe, pelotonnée dans le sang, à côté du lièvre qui se tordait. Dans le silence et dans la consternation, comme nous restions tous pétrifiés et que nul n’osait encore ni parler ni faire un mouvement, la pauvre créature leva la main d’une façon presque imperceptible, indiqua l’animal blessé qui souffrait, et (je n’oublierai jamais son accent) elle dit : « Tuez-le, tuez-le, mes amis… Ça fait si mal ! » Et elle mourut aussitôt.

Déchirante douceur de ce novembre souriant comme un malade qui se croit enfin en convalescence et jamais n’éprouva pareil bien-être et ne sait pas qu’il est près de son agonie !

— Mais qu’avez-vous aujourd’hui, Fosca ? Que vous arrive-