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désabusés avant d’atteindre à nos plus belles années. La nature n’a pas encore donné le complément à nos facultés, que l’expérience nous les a éteintes. Nos anciennes chimères vinssent-elles à se réaliser, notre ame ne pourrait plus les accueillir ; ces fleurs trop frêles se flétriraient en tombant sur un sol amaigri. Le même jour qui nous fait hommes nous fait vieillards, ou plutôt il n’y a pas d’heure intermédiaire entre l’enfance et la caducité : tel est l’ouvrage de la civilisation.

Mais le jeune Lockrist, élevé loin du monde et des arts, pétri dès l’enfance pour une vie dure et frugale, n’avait jamais bu à ces sources empoisonnées. Il était dans la société comme une pièce de monnaie toute neuve dans la circulation, alors que le frottement n’a point encore usé son empreinte. S’il n’avait eu que peu d’idées jusque-là, du moins n’en avait-il jamais eu de fausses ; il ne possédait ni le savoir, ni l’erreur qui tient de si près au savoir. L’amour, réduit dans ses perceptions au plaisir d’un jour, n’avait pas brûlé son sang, fatigué son cerveau, amorti sa force intellectuelle. Ce hardi marin, si rude d’écorce, si prosaïque de langage et de manières, ce brut métal coulé dans un moule vulgaire renfermait pourtant des trésors d’amour et de poésie qui n’attendaient qu’un rayon de lumière pour éclore. Combien de semblables hommes n’avons nous pas rencontrés ! Combien semblaient inféconds, qui ont produit de grandes choses ! Combien promettaient de hautes destinées, qui sont demeurés stériles ! Si celui-là ne fût né près d’un trône, il n’eût été propre qu’aux dernières fonctions de la société ; si cet autre eût appris à lire, il eût été Cromwell.

Aussi quand le véritable amour envahit le cœur de Melchior, ce fut une irruption si large et si violente qu’il emporta en un instant le passé comme un rêve. Il trouva des alîmens intacts qu’il dévora comme un incendie, et chez ce marin grossier, ignorant et libertin, il se développa certes plus intense et plus dramatique que dans le cerveau d’un poète dandy de nos salons. Le progrès fut si effrayant et si rapide que Melchior n’eut pas le temps de se reconnaître. Tout ce qui avait rempli son existence passée s’effaça comme un nuage à l’horizon. Le vin, le jeu, le tabac, les seuls plaisirs du marin, lui inspirèrent du dégoût ; la flamme du punch ne l’égaya plus ; les propos grossiers choquèrent son oreille. Dans les chants de l’orgie il apparaissait sombre et irrité, craignant toujours qu’on ne troublât le repos de Jenny, et quand ses compagnons, devinant à demi son mal, osèrent le railler, ils rencontrèrent la menace sur ses lèvres et