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un cœur où n’eussent pas régné d autres femmes, et qui m’apportât en dot les mêmes trésors d’amour que je lui gardais. Oh ! quand j’ai entendu prononcer ton nom pour la première fois, j’ai tressailli ! comme si cela me rappelait quelque chose. Vois-tu, Melchior, j’ai un peu des superstitions du pays où je suis née. Il me semble que nous vivons plus d’une vie sur cette terre, et peut-être que, sous une autre forme, nous nous sommes déjà connus, déjà aimés…

— Que Dieu t’entende, Jenny ! s’écria impétueusement Melchior, et qu’il me donne une autre vie que celle-ci pour te posséder. »

Un coup de vent sec et brusque fit peter l’écoute du grand hunier. Le capitaine s’élança sur le pont, son braillard à la main. « À la manœuvre, à la manœuvre ! les passagers dans la dunette ! Melchior, veillez à l’artimon ! »

Melchior saisit Jenny dans ses bras, la porta sur le tillac, et se rendit à son poste, par une habitude d’obéissance passive si forte qu’elle faisait encore taire la passion.

La nuit fut mauvaise, la mer dure et houleuse. Cependant le vent tomba vers le matin ; le ciel était balayé de tous ses nuages, lorsque le soleil se leva clair et chaud derrière le rocher de Sainte-Hélène. La brise matinale apportait le parfums des géraniums. Deux seules personnes, Melchior et Jenny, passèrent presque indifféremment en vue de cette île, qui renfermait encore le dernier prestige de la royauté.

Le ciel était d’un bleu si étincelant que les yeux en étaient fatigués. Seulement une légère vapeur troublait un peu la transparence de l’horizon. Melchior prétendit que c’était là un temps, de grain ; de vieux matelots nièrent le fait ; les passagers s’effrayèrent. Melchior, avec une joie cruelle, insista sur ce sinistre présage. Ne jamais revoir la terre, mourir en tenant Jenny embrassée, c’était le seul bonheur possible pour lui désormais, et il invoquait la colère des élémens. Bientôt la fraîcheur du matin se convertit en brise soutenue ; l’air devint piquant, et les vagues commencèrent à moutonner. Des troupes de marsouins passaient en grondant sous la proue du navire, et des satanites au plumage funèbre s’arrêtaient par intervalles sur le sillage du gouvernail. Peu à peu les flots se teignirent en noir ; le vent d’ouest augmenta, et cette partie de l’horizon se trouva comme subitement chargée de nuages légers et blanchâtres à leur naissance. On les voyait grandir avec rapidité, prendre du corps et passer à des teintes livides, mornes, cadavéreuses. D’abord ils traversaient les airs sans se dissoudre ; puis, tombant sous le vent, ils disparurent ;