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REVUE DE PARIS

rangé, rare assemblage dont Bologne n’offrait pas peut-être un second exemple.

Depuis deux mois pourtant, ce train de vie si exemplaire avait un peu changé : les observateurs avaient remarqué que les visites de messer Tonino à la ville devenaient beaucoup plus fréquentes, et qu’il ne passait plus si raide auprès de ses anciens camarades quand il les rencontrait dans la rue. On croyait même l’avoir vu se glisser le soir, en pécheur honteux, comme un homme marié qui se dérange, dans la trattoria qui retentissait tous les soirs des bruyans ébats de ses amis. D’un autre côté, on avait remarqué de fréquentes conférences entre Manzi, Tonino et le vieil Annibal, et les mieux informés allaient même jusqu’à murmurer quelques mots de négociations matrimoniales ouvertes par le complaisant abbé entre l’héritier du nom de Caracci et la jolie Monna Guidolti, la fille du riche orfèvre de la place du Marché. Il est inutile d’ajouter que ce bruit, longuement commenté dans toutes les boiteghe de la ville, avait fait tout-à-fait tomber celui du mariage de Tonino avec Liona, auquel les fortes têtes de l’endroit prétendaient même n’avoir jamais cru.

Tel était l’état des choses, lorsqu’un an environ après la cérémonie où le pieux abbé avait joué un double rôle, Manzi, pendant l’absence de Tonino, se présenta à la villa qu’il habitait. Manzi n’avait pas vu Liona depuis son mariage, et, en la rencontrant à l’improviste au détour d’une allée, il fut frappé du changement qu’il aperçut dans ses traits. La dernière fois qu’il l’avait vue, c’était à genoux devant lui, au pied de l’autel, resplendissante de vie et de bonheur, et cachant avec peine la joie orgueilleuse qui débordait de son sein à l’idée de se sentir la femme de Tonino. Il eut peine à la reconnaître dans cette femme aux joues pâles et creusées, qui se présentait devant lui comme l’ombre de celle qu’il avait connue naguère. Son œil perçant lut tout de suite la longue histoire de souffrances que racontaient ce front abattu, ces yeux éteints, et jusqu’à cette taille élégante, inclinée sous le poids de la douleur. Malgré la sécheresse de son ame, Manzi fut ému, et, entre le mal qu’il avait déjà fait à Liona et celui qu’il venait lui faire, il se trouva place pour un moment de pitié.