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REVUE DE PARIS

briser le cœur de Liona ; car je la connais, elle est trop fière pour se plaindre, mais elle en mourra, et c’est moi qui l’aurai tuée.

— Mon cher enfant, au temps de l’Aminta et du Pastor fido, j’ignore si l’on mourait d’amour, mais on n’en meurt pas aujourd’hui ; quand tu auras quitté Liona, elle s’arrachera peut-être ses beaux cheveux blonds ; puis elle se consolera et en prendra un autre, c’est la règle ; il n’y a que loi au monde, mon cher Tonino, qui es une exception.

— Et à quoi servirait de rompre avec elle ? pourrais-je me marier après cela ? ne le suis-je pas déjà ? veux-tu que j’aille commettre un sacrilège ?

— Enfant, laisse donc là tes grands mots : parce qu’il m’a pris fantaisie de murmurer sur votre tête quelques paroles vides de sens, et de faire passer un anneau du doigt d’un mauvais sujet à celui d’une rusée courtisane, s’ensuit-il pas, comme on dit en style séraphique, que le ciel ait béni cette union ; ou, comme on dit dans la langue du bon sens, que vos deux natures soient changées, et que, d’inconstantes et de lascives qu’elles étaient, elles soient devenues chastes et timorées comme celles de deux anges. Mariage ! mariage ! comment Tonino, toi à qui j’ai connu quelque bon sens autrefois, peux-tu prendre au sérieux le plus pompeusement vide de tous les mots creux et sonores que les sages ont inventés ici-bas pour étourdir les sots. Va, crois-moi, débarrasse-toi tout doucement du plus lourd de tous les fardeaux, c’est-à-dire d’une femme qu’on n’aime plus, épouse la Guidotti pour sa dot, si ce n’est pour sa jolie figure, et tu me remercieras doublement un jour, d’abord d’avoir mis dans tes bras la femme que tu désirais, et ensuite de l’avoir débarrassé d’elle ; à présent bonsoir, Tonino !

— Manzi, un mot encore avant de te quitter ! à quoi crois-lu ici-bas ?

— À mon intérêt d’abord, et puis ensuite au plaisir. Bonsoir encore un coup ; laisse-moi me rendormir, et surtout n’oublie pas mon avis, ne jase pas, moi je me tairai ; c’est mon état. Et ce disant, le digne abbé se retourna vers sa ruelle, et s’endormit de ce facile sommeil que goûte un honnête chanoine, après avoir prononcé son sermon du matin.