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REVUE DE PARIS

il y en avait d’autres où elle voulait se tuer ; mais, folle qu’elle était, elle se reprenait à vouloir vivre encore ; non pas qu’elle s’abusât jusqu’à rien espérer, mais elle voulait pousser sa souffrance à bout, et savoir ce qu’une ame de faible femme peut supporter de douleur ; elle voulait voir Tonino se marier, le suivre jusqu’au pied de l’autel, épier sur son front le bonheur qu’une autre lui donnerait, et puis se tuer devant lui, en pleine église, à côté de sa fiancée, pour tacher de sang le voile nuptial, et jeter du malheur sur leur union détestée. Mais plus souvent encore, Liona ne voulait rien du tout, ni vivre ni mourir. Plongée dans une stupeur morne, les heures s’écoulaient pour elle, sans qu’elle les comptât, en femme qui n’attend plus rien d’elles. Pendant les longues absences de Tonino, sa vie était comme suspendue’; elle n’avait plus à aimer, plus à haïr, plus à souffrir même ; elle l’attendait pour recommencer tout cela, et dormait sur ses tortures, comme l’Indien au poteau, jusqu’à ce qu’il vînt la réveiller, pour lui rappeler qu’elle avait à souffrir encore.

Un jour pourtant, pendant l’absence de Tonino, elle fut tirée de sa stupeur en voyant entrer dans sa chambre les deux hommes dont la vue lui faisait le plus de mal, après celle de Tonino, Manzi et Annibal Carrache ; elle tressaillit, elle qui se croyait prèle à tous les assauts, et comprit que quelque malheur nouveau allait fondre sur elle ; son cœur se serra douloureusement, comme s’il y avait ici-bas quelques souffrances qu’elle ne connût pas, et que ces deux hommes fussent venus lui apporter ; à peine put-elle faire un geste pour les invitera s’asseoir ; mais la parole expira sur ses lèvres, et son œil ranimé s’agrandit et se fixa sur eux avec une expression de frayeur muette si éloquente qu’elle leur fit peur à la fois et pitié.

Sîais, à son grand étonncment, aucune parole dure ni menaçante ne sortit des lèvres de Carrache. Le rude vieillard, en voyant ce teint flétri, ces yeux creusés, cette taille voûtée par la douleur, avait eu compassion d’elle ; il avait reculé devant l’office de bourreau, qu’un autre avait accepté avant lui. Le coup était porté ; il l’avait compris tout d’abord en voyant Liona, et s’était réjoui au fond de l’âme de le voir porté par un autre que lui.