Page:Revue de Paris - 1843, tome 16.djvu/305

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
303
REVUE DE PARIS.

— Hélas ! monsieur le lieutenant, j’ai failli me rompre les os et perdre la vie ! l’ignore où je suis ; tout ce que je sais, c’est que terre a craqué sous moi, et que j’ai roulé longtemps comme un esteuf dans un jeu de paume.

— Plus de peur que de mal. Cela ne sera rien, mon révérend. Allons, mes amis, remettez monsieur sur ses pieds.

— Aisé à dire, coûteux à faire, repartit, se mordant les lèvres pour ne pas rire, l’agent qui le premier avait mis le pied dans l’abîme.

Et alors quatre des plus robustes exempts se saisirent de notre saint homme, et, le hissant comme un cric fait d’un fardeau, ils le mirent sur ses pieds tant bien que mal.

Cette entreprise accomplie, ces bonnes gens auraient pu dire, à l’instar d’Horace : Exegimus monumentum ; mais ils se contentèrent, sur l’injonction de M. le lieutenant, d’entraîner le pauvre moine hors de ce fâcheux réceptacle et de le conduire au château auprès de ses disciples, c’est-à-dire auprès de nous, dans l’appartement où nous étions enfermés.

Revenus de notre premier effroi, nous n’avions pas tardé à nous apercevoir dans notre prison que le prieur nous manquait. Dans le parc de guerre où l’ennemi les a conduits, après la déroute, le premier soin des vaincus est de se reconnaître et de se compter. Quand le loup rôde, le pâtre aussi compte ses brebis ; mais ici les brebis en étaient réduites à se compter elles-mêmes, le chef du troupeau étant perdu. Le bon moine était l’âme de l’entreprise et l’âme de la plupart de ceux qui en suivaient l’exécution. Aussi la remarque de cette absence vint-elle ajouter de nouvelles alarmes et jeter un grand découragement dans la compagnie.

Comment se faisait-il qu’il ne fût point parmi nous ? En sa qualité de coryphée, avait-il supporté tout le poids de la colère de M. le lieutenant ? Par respect pour son caractère et ses dignités, l’avait-on mis soigneusement à part, comme on avait fait de Suzanne par égard pour son sexe et pour sa beauté ? Chacun selon sa fantaisie une explication plus ou moins étrange, plus ou moins admissible, de cette disparition. Ceux qu’une foi sincère attachait au prieur, et qui brûlaient pour lui et pour la science occulte d’un zèle outré, ne voulaient voir dans ce fait que le résultat d’une faculté commune à tous les adeptes, celle de s’évaporer dans les ténèbres. D’impossibilité en impossibilité, ces fervents disciples en étaient arrivés aux choses plus merveilleuses en l’honneur de leur maître. Déjà quelques-uns parlaient vaguement d’apothéose, de transfiguration. Ils l’avaient vu