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REVUE DE PARIS.

faites combler ce repaire pour qu’il n’en soit plus question désormais. »

Armé de cet ordre souverain, M. le lieutenant-général ne tarda pas à se montrer dans notre appartement, où, depuis qu’il nous y tenait confinés, il ne nous avait fait que quelques visites assez courtes. Cela se conçoit, nous avions perdu la plus belle partie de nous-mêmes ; il nous avait dérobé la seule perle qui brillât sur notre front, le seul parfum qui fumât parmi nous ; il nous avait ôté notre Suzanne ! Suzanne était auprès de lui, Suzanne l’inondait, le fascinait, l’enivrait, l’immobilisait… Eh ! qui donc quitterait volontiers les doux rayons qui émanent d’un astre pour une atmosphère stupide et désolée ?

Ce n’est pas que nous fussions restés absolument dans les larmes ; non, grâce à notre révérend prieur, homme si plein de stratagèmes en pareille matière, et à l’obligeance du propriétaire du château, qui se trouvait prisonnier comme nous, prisonnier dans sa propre demeure, nous avions improvisé aussi, de notre côté, un déjeuner fort peu frugal, mais sans gloire : Suzanne y manquait. Bacchus à moins eût pris le deuil. Je sais bien que, pour mon compte, si je n’eusse craint d’aggraver ma faute et d’empirer ma position, je me serais déclaré ouvertement le rival de M. le lieutenant-général, et, les armes à la main, j’eusse réclamé notre Hélène.

— Messieurs, nous dit M. d’Argenson, affectant d’éprouver un vif regret (cet air de regret fait partie du matériel d’un magistrat), j’ai reçu les ordres que j’attendais de sa majesté, ils sont comme je l’avais prévu, fort précis et fort sévères ; mais comptez sur ma bienveillance, sur l’intérêt que je vous porte ; je ferai tout ce qui dépendra de moi pour atténuer les suites de la colère royale. Croyez bien que, si cela était en mon pouvoir, cette affaire, qui d’ailleurs est fort s’aurait pas des conséquences bien fâcheuses.

Mensonge et hypocrisie ! Une heure après ce beau discours, sans égard pour notre rang et notre qualité, on nous entassait dans une charrette couverte, empruntée sans doute à quelque fermier du pays, et sans nous faire connaître notre destination, on nous fit partir sous une bonne escorte de gardes à cheval de la maréchaussée.

Comme le soleil descendait à l’horizon et que la terre commençait à s’envelopper dans le voile sombre du soir, nous atteignîmes le bois et le donjon de Vincennes.

Je vous laisse à penser quels furent notre effroi et notre stupeur, quand nous nous vîmes entraînés dans les murs de cette prison d’état.