Page:Revue de Paris - 1908 - tome 2.djvu/558

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

la vie si pleine de hasards, d’accidents, de catastrophes, que sa propre douleur serait entraînée et confondue dans le déroulement immense des choses.

Au magasin, on l’avait accueillie avec une sympathie discrète, et madame Block l’avait prise à part très affectueusement et lui avait dit :

— À votre âge, la vie se recommence ; il ne faut pas être dupe de son chagrin.

Près de trois mois maintenant s’étaient écoulés depuis la mort dramatique du baron Epstein, et de nouveau la ville était toute fleurie et le clair printemps et l’été tout proche rayonnaient dans le ciel. Louise, qui n’avait jamais été consolée, se sentit en proie à une tristesse mortelle. Ce n’était plus l’accablement et la détresse des premiers temps, mais une fièvre ardente et sèche, et toute sa misère se découpant nette et cruelle sous la lumière implacable. Quoique sa beauté fût un peu atteinte, les hommages et les désirs flottaient encore autour d’elle. Elle n’en avait cure, déchirait avec horreur les lettres qu’on lui adressait.

Presque constamment elle se sentait la gorge serrée et la poitrine pleine de sanglots. Et parfois, sans qu’on la vit, elle se jetait sur son lit et mordait les couvertures pour étouffer les spasmes qui la torturaient. Son visage révélait ces souffrances, et même son humeur si égale et douce s’altérait.

Elle dormait à peine, et souvent allait s’accouder sur le balcon. Une nuit, Félicité, qui l’observait avec inquiétude, l’entendit et vint :

— Que fais-tu là ? — lui dit-elle.

Alors Louise, si contenue d’ordinaire, s’écria, avec des sanglots et des larmes :

— C’est là, sous ces arbres qu’il est venu m’attendre…

Le lendemain, il fut décidé entre Toussard et Félicité que l’on mènerait Louise chez le docteur Lenoël.

Une fois déjà, Félicité s’était rendue chez le grand spécialiste des maladies de nerfs. Elle y accompagnait madame Block qui, à ce moment, traversait une crise morale douloureuse, et toutes deux avaient été conquises et éblouies par la grâce abondante et la simplicité de ce savant dont toutes les femmes de Paris étaient folles. Une sorte de hasard avait d’ailleurs conduit