Page:Revue de Paris - 1908 - tome 2.djvu/570

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

duit, tant gâché, tant jeté au rebut !… Et maintenant, mademoiselle Kerouall, je vais vous laisser poursuivre le rêve que ma visite a interrompu. Moi aussi, je me reposerai jusqu’au soir. Vers sept heures, je viendrai vous chercher, car vous dînez avez moi : c’est ma seule ordonnance aujourd’hui…

Pour lui faire honneur, Louise choisit, ce soir-là, sa plus belle robe, une robe glissée à son insu dans sa malle par Félicité. Tant pis si les Allemands braquaient les yeux sur elle ! Avec sa toilette à bouquets de fleurs et son chapeau de bergère, elle était de force à braver des états-majors.

Lenoël la conduisit sous la véranda du Kurkaus : on y dînait à de petites tables, tandis que la musique jouait des valses viennoises. Et de ce que le général von der Rohr et tous ses aides de camp ajustassent leurs monocles pour la mieux voir, elle ne s’en soucia seulement pas, tant elle se sentait hautement protégée.

D’ailleurs nombre de ces personnes saluaient le professeur.

— Ces messieurs — dit-il à voix basse — sont fort polis. Ils se sont fait jadis présenter à moi, et je ne puis me soustraire tout à fait à l’empressement qu’ils me marquent. Mais l’idée que le général von der Rohr commandait le bataillon qui campait devant l’Arc de Triomphe me gâte un peu la bonne grâce de leur accueil.

Puis, comme se parlant à lui-même, il continua :

— On a beau être un esprit méditatif et considérer à l’égal de ferments la colère et la rancune, on a beau concevoir leur relativité, et se dire que les plus vivaces, alors qu’elles sont transmises, durent à peine un siècle, et se subordonnent aux préjugés, aux intérêts, aux hasards, on leur reste tout de même soumis.

Et le docteur Lenoël soupira de savoir ses instincts tributaires de l’heure fuyante, tandis que son libre génie s’élançait bien au delà, dans l’espace.

La soirée était délicieuse. Le paysage tout proche semblait un décor de théâtre, où la lumière, savamment disposée, mettait en vue les parterres fleuris, et les grandes ombres massées tout alentour enfermaient ce joli endroit de fête, en faisaient le centre d’un aimable divertissement champêtre. Des bouffées de musique exhalaient leur mélodie dans l’air doux, comme