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pour préluder à quelque ballet d’elfes, dont les robes blanches et les pieds levés allaient s’échapper du feuillage.

— Avez-vous froid ? — dit tout à coup Lenoël à Louise ; — j’ai cru que vous frissonniez.

Non, elle n’avait pas froid, mais soudain cette petite table, avec ses deux couverts et son bouquet de fleurs, lui rappela une autre table placée comme celle-ci au seuil d’un grand parc obscur. « On ne vit pas du passé », — lui avait dit Lenoël au jour de la consultation. Et, ce soir, le sentant auprès d’elle, calme et souriant, image de force paisible et de puissance, elle se disait que lui seul pourrait l’aider à refouler ce passé, dont le souvenir la poursuivait encore.

— Me direz-vous du moins à quoi vous songez en me regardant avec de grands yeux de mystère ? — reprit-il. — Vos yeux ont la couleur des scarabées bleus d’Égypte. Les déesses de Thèbes et de Memphis posaient sur leurs poitrines ces bijoux, semblables à d’énormes turquoises pailletées d’or. Pense-t-on, avec des yeux pareils ? Je ne sais. Mais on répand autour de soi des germes de pensées et de désirs, qui s’agitent, s’épanouissent, et deviennent parfois des fleurs merveilleuses de poésie ou d’art. Qui dira de quels chefs-d’œuvre, dont le monde s’est embelli, un inconscient regard de femme fut peut-être l’origine ?… Je me figure que la beauté sereine, harmonieuse et parfaitement réalisée, telle que l’ont conçue les Grecs, n’est guère conciliable avec le mouvement de la pensée. La pensée, comme une flamme, ravage et détruit. Et je conclus que mademoiselle Louise Kérouall ne pense pas, ne doit pas penser.

— Mais, docteur, — dit Louise un peu troublée, — je dois tout de même penser à ma façon, puisque ma pensée me fait souffrir.

— Mon enfant, — s’écria Lenoël, — vous venez de renouveler la formule même de la philosophie moderne en France. On avait dit : « Penser, c’est être. » Vous dites bien mieux. Mais prenez garde : en donnant asile au raisonnement, ce fils bavard de la pensée, vous allez altérer les lignes délicieuses qui, le long des tempes et des joues, vont rejoindre le jet souple, fin et altier de votre cou. J’ai un petit fragment de marbre grec du IVe siècle, dont le galbe vous ressemble. Malheureusement, il est très mutilé.