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aux rudes mains, ferait de ce jouet exquis et fragile, il eut un peu de tristesse.

Et il songea au petit fragment de marbre, dernier vestige de beauté, qu’il avait pieusement recueilli.


XVI


Le docteur Lenoël avait du génie, mais il était victime de sa grâce. Cette grâce n’était pas la parure et le vain ornement de sa pensée, elle était sa pensée elle-même qui rayonnait et se jouait. Il avait une façon généreuse et charmante de se répandre, de se prodiguer, de faire sans cesse aux autres le don magnifique de lui-même, qui leur laissait l’illusion d’être en communion avec lui et allumait en eux des foyers d’orgueil et des exigences que rien ensuite ne pouvait plus satisfaire.

Les femmes surtout l’enchaînaient par toutes les ressources de leur faiblesse redoutable. Comme des rosiers grimpants, elles jetaient autour de lui les rameaux de leurs âmes avides et tenaces. Orageuses et véhémentes ou de douceur impérieuse, elles usaient de cette inconscience par où s’exerce la tyrannie innocente et terrible. Et si le docteur Lenoël possédait quelques attributs vraiment divins, tels que l’infinie pitié et la parfaite clairvoyance, il ne lui manquait pas moins ceux d’omniprésence et de diffusion, ce qui rendait sa tâche presque impossible parfois.

Le courrier qui arrivait pour lui, chaque matin, emplissait le portier d’admiration, et ne se pouvait comparer qu’à celui du chancelier de l’Empire, qui avait passé une saison à l’Hôtel de Bavière.

Jacques Lenoël entra chez Louise, tenant à la main le volumineux courrier. Ces lettres étaient de toutes sortes : les unes, jaunes et fripées, avaient des figures de mendiantes ; d’autres, épaisses, inquiétantes, mémoires de fous ou de monomanes dans lesquels la raison incertaine s’égarait au long des pages comme un voyageur perdu ; et, parmi la correspondance courante, — clients, élèves, confrères, écoles, académies, — les lettres de femmes mettaient leurs parfums, la fantaisie de leurs cachets, les nuances audacieuses ou tendres des papiers,