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idolâtres tournaient d’une manière inévitable à l’accroissement de notre puissance sur le monde.

Je me livrais à ces calculs lorsque j’entendis un petit bruit d’armure et un pas lourd et rapide derrière moi, dans le sentier que je suivais. Je vis, en me retournant, un soldat de Rome qui me salua en passant. Il arriva devant un arbre au pied duquel était assis un homme d’Antioche occupé à creuser la terre avec une bêche. Comme il avait planté une petite croix dans les herbes hautes, le soldat, le reconnaissant pour chrétien, lui dit, tout en marchant, sans daigner s’arrêter :

— Eh bien ! que fait à cette heure le fils du charpentier ?

— Un cercueil pour ton Empereur, — répondit le fossoyeur, sans lever les yeux ; et il continua son ouvrage, comme l’autre son chemin.

Je m’étais arrêté et j’avais cru un moment que ces deux hommes allaient en venir aux mains ; mais non. Les deux religions vivent en paix à présent dans tout l’Empire. Seulement elles sont, l’une vis-à-vis de l’autre, dans un état de défiance fort curieux à observer. Elles ne frappent et ne persécutent que lorsque l’une des deux se croit bien assurée de son règne éternel. Or, depuis que Julien est Auguste, les adorateurs des dieux, ou les païens comme on les nomme, sont les maîtres de l’État, mais n’ont pas confiance dans leur triomphe ; les Nazaréens de leur côté sont épouvantés en secret de la promptitude avec laquelle la moitié des leurs, au moins, a été ramenée à l’ancien culte par la douceur du jeune prince Julien et surtout par le désir des honneurs dont le Taurobole est le seul chemin ; et, dans les villes comme Antioche, où ils sont en majorité, ils sont divisés en tant de sectes que, se haïssant les uns les autres, ils en viennent à préférer les païens aux hérétiques et trouvent en eux souvent plus de bonne foi. Tout cela m’était un spectacle étrange dont je ne pouvais me détacher et dont j’observais les moindres traits avec une attention vive et passionnée. Je m’approchai de l’homme qui creusait la terre et je lui demandai de qui serait la tombe.

Il s’arrêta et me regarda fixement du haut en bas. Puis il passa le dos de sa main sur son front et ses yeux, et me dit que c’était la fosse de son frère ; et, quand je lui demandai s’il ne serait pas inhumé avec les honneurs de son culte, il me dit