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LA REVUE DE PARIS

dit-elle d’une voix enrouée, puis, elle saisit le baluchon et ne se retourna plus…

Dehors, le soleil brillait, d’un ton jaunâtre, sur l’herbe. On entendait des voix chantantes, traînardes, du côté de l’auberge. Un piétinement lointain se mêlait à la musique plaintive, sans vie, du joueur de biniou.

— Personne ne me voit. Ils dansent déjà là-bas, — murmura Giacinta.

Jella crut qu’elle percevait la voix impérieuse de Davorin. « Aujourd’hui c’est lui qui conduit la danse du Kolo », pensa-t-elle, et elle se rappela la fille rougeaude du maître d’école.

Au-delà des buissons, seul le torrent grondait entre les bois rocailleux. Jella s’élança après sa mère qui franchissait en courant l’étroite passerelle jetée sur l’eau. Le vent froid du courant écumeux fit flotter sa jupe. La fille plongea son regard dans le gouffre. Elle se rappela que la planche était glissante, et suivit des yeux sa mère, avec effroi. « Si elle glissait ! » Pour la première fois, Jella pensa qu’il pouvait lui arriver malheur. Elles s’arrêtèrent sur l’autre rive. Giacinta considéra tristement sa fille, puis se mit à lui caresser le visage, palpa ses cheveux, son front, ses lèvres, lentement, comme si elle voulait voir aussi ses traits avec ses mains, les graver avec ses mains dans sa mémoire. Ses doigts tremblaient, sa poitrine se creusa quand elle se pencha, courbée sur Jella qui ferma les yeux et serra les dents pour ne pas crier. La femme secoua ses épaules avec une tendresse brusque, pendant qu’elle embrassait sa fille, coup sur coup plusieurs fois, bruyamment, comme font les paysans.

— Je reviendrai te chercher, — gémit-elle sourdement quand elle se redressa.

Elle ne savait pas elle-même si elle voulait consoler sa fille ou se consoler elle-même. Jella désira de nouveau exprimer quelque chose qui lui faisait mal, qui s’élevait dans sa poitrine. En vain ! les mots fuyaient sa bouche, ils devenaient des larmes sous ses cils, deux lourdes larmes d’enfant, qui coulèrent le long de son visage. Mais sa mère ne pouvait déjà plus les voir. Tête basse, elle s’était mise en marche, solitaire sur le sentier de la forêt, et les feuilles sèches qui s’attachaient à ses pieds