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AU PAYS DES PIERRES

retombaient avec un léger crissement. Elle s’arrêta encore une fois sous le grand chêne ; elle regarda une fois encore en arrière. Un brouillard voilait ses yeux ; sa bouche remuait sans émettre un son.

Toutes deux auraient voulu, et aucune d’elles ne pouvait parler.


V


Jella était assise sur une pierre et contemplait le vieux chêne, sous lequel personne ne se tenait plus. La tache bleue flottant çà et là avait disparu depuis longtemps parmi les troncs d’arbres mordorés. Le bruit des pas avait cessé.

La fille sentit dans ses oreilles une pulsation sonore et le silence de la forêt se peupla du souvenir des voix haineuses. Il lui sembla entendre de nouveau les injures, le vacarme du matin, et le sentiment d’un néant douloureux la saisit. Elle ne voulait pas rentrer, car elle était sûre de rencontrer là-bas un je ne sais quoi de triste et qu’elle ignorait encore. Où aller ?

Elle serait seule aujourd’hui, même avec ses chèvres, même avec ses montagnes. Elle aurait voulu entendre une voix qui lui aurait annoncé le proche retour de sa mère.

Elle regardait déjà depuis un bon moment un petit reflet bleu sur la surface de l’eau de pluie rassemblée dans le tronc creux du chêne, sans savoir qu’elle le regardait ; elle entendait depuis un long moment le craquement des branches sèches dans la forêt, sans savoir qu’elle l’entendait. Elle sentait un grand trouble derrière son front. Elle n’aurait jamais cru qu’il y avait au monde autant de pensées qu’il en surgissait dans sa tête. Jusqu’ici, il n’y avait eu dans sa vie, rien, — rien que les montagnes, les chèvres, les filles, les gars, la messe du dimanche, rien que le filet de sa mère, les jurons de son père ; rien que la neige, le vent, le soleil !… À présent tout était incompréhensiblement changé.

Elle releva vivement la tête. Une forme bizarre, courbée, apparut le long du torrent. C’était Jagoda, la vieille mendiante. Elle marchait à pas pressés, et la partie supérieure de son