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Page:Revue de Paris - 1913 - tome 5.djvu/568

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LA REVUE DE PARIS

C’est ainsi qu’ils se parlaient dans le lointain, en un muet langage. Ils étaient livrés l’un à l’autre, dans le grand abandon. Là-bas, sur les hauteurs, les tunnels resserraient les maisons des gardes-barrières. Elles étaient là, seule vie du paysage : blancs rochers morts, crevasses froides, champs de pierres grises. La forêt, seule, gémissait d’une manière vivante.

Le domaine de ces hommes finissait au-delà des tunnels. Mais ici, tout leur était connu : les fils télégraphiques roussis par la foudre, les traverses tachées de rouille, certains coins, près du tournant et près de la rigole, qui se desserraient plus facilement que les autres. Ils se connaissaient tous deux, aussi bien que les boulons des rails, et chacun savait à l’avance ce que l’autre allait répondre dans la seconde suivante…

L’un avait femme et enfants, et souhaitait de quitter ces lieux. L’autre vivait solitaire, dans la petite maisonnette, sous le pommier qu’il avait lui-même planté vingt-deux ans auparavant.

L’homme entra dans la maison. La lampe à pétrole, baissée, répandait une odeur suffocante. Il s’assit sur le seuil, et sans s’en apercevoir lui-même, il pensa de nouveau à Jella. Il soupira. On ne pouvait vivre ainsi…

L’été avait fini depuis que la fille était venue à lui pour la première fois. Bien souvent, depuis, il l’avait attendue près du talus, et il regardait si fixement les arbres, que ses yeux en pleuraient, et que sa pipe s’éteignait. Il ne s’en rendait pas compte et continuait de fumer. Jella était encore très loin, en bas, dans la vallée, mais sa chanson atteignait déjà la hauteur. Sa voix était belle et jeune, comme si elle avait filtré à travers le murmure des ruisseaux. Puis elle surgissait de la forêt, avec ses chèvres, et se mettait à rire. Ses lèvres étaient humides, ses dents blanches. Sa chevelure brillait en désordre autour de sa tête fine et l’on croyait voir encore sur son visage la chaleur dorée du soleil qui l’avait hâlée.

Bien des fois elle vint ainsi vers l’homme. Au début, Pierre ne savait pas qu’il l’attendait ; il le sut plus tard, lorsqu’il ne pouvait plus penser qu’à cela. Et chaque fois qu’ils se rencontraient, l’homme aurait voulu dire quelque chose à la fille. Mais lorsqu’il était temps de parler, il ne pouvait exhaler qu’un soupir.