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Page:Revue de Paris - 1913 - tome 5.djvu/873

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AU PAYS DES PIERRES

à reculons et revoyait une fois encore, de loin, vaguement, tout le passé.

Dans la clairière, elle s’arrêta pour se reposer. Sous le ciel, les rochers puissants foulaient la forêt comme un troupeau d’énormes vaches paissantes. Quand Jella eut écarté ses cheveux de son visage, elle regarda ces rochers ; et tout à coup, elle se rappela cette croyance qu’elle avait autrefois, lorsqu’elle s’imaginait que les montagnes s’étendaient sur tout l’univers. Il lui sembla voir soudain devant elle Dusan l’Ours, et dans l’air, la lourde main faisant un grand geste. « Là-bas aussi, il y avait la puszta ! là-bas aussi ! » Le poing de Jella se leva pour abattre quelque chose d’odieux

— Que Dieu la frappe ! la puszta me l’a enlevé !

Plus bas, où finissaient les rochers, l’or d’un érable tombait sur la route profonde. Quelqu’un marchait. C’était un pâtre inconnu ; il ne se retourna pas. Jella pensa à Slatka. C’est ici qu’elle avait surpris ses paroles. Sur l’escarpement, elle aperçut le village. Les brise-vent, les petits morceaux de terre rouge, la cloche de l’église, toute était comme autrefois ; elle seule avait changé. Elle se souvint… En ce temps-là, elle était toute de pierre, il avait fallu qu’une grande chaleur survînt pour dissoudre cette pierre ; un feu fatal que les hommes avaient allumé et qui avait détruit un être humain.

Ses cils s’immobilisèrent. À l’orée du bois dans le vallon, elle reconnut le vieux toit bossu de sa chaumière. Elle redevint enfant, une enfant à la jupe haillonneuse, et lorsqu’elle suivit toute la rue du village, elle se retourna presque pour voir si les chèvres étaient derrière elle.

Les gens, dans les maisons, la regardaient comme une étrangère. Un homme trapu sortit, d’un pas pesant, au seuil de la forge. Jella frissonna.

L’homme s’arrêta et la regarda. C’était Davorin.

Personne ne la connaissait plus. On l’avait oubliée. Des coups de marteau résonnaient dans la maison du tonnelier. On frappait ainsi, lorsqu’il fallait un cercueil pour la mère de Jella ! La jeune femme posa la main sur la singulière toiture moussue de la chaumière abandonnée, et elle regarda par la fenêtre. Le vent avait brisé depuis longtemps les carreaux, verts, boursouflés, et Jella rejeta sa tête en arrière avec terreur